On ne manque point de livres sur la Russie; la plupart cependant sont des pamphlets politiques; ils n'ont pas 'et'e 'ecrits dans l'intention de faire mieux conna^itre le sujet; ils ont servi `a lа propagande lib'erale, soit en Russie, soit en Europe; on voulait effrayer celle-ci et l'instruire, en lui pr'esentant le tableau du despotisme russe. C'est ainsi qu'`a Sparte, pour inspirer l'horreur de l'ivrognerie, on montrait en spectacle des ilotes pris de vin.
Contre les pamphlets et les diffamations, le gouvernement russe avait organis'e une litt'erature semi-officielle, charg'ee de le louer et de mentir en sa faveur. D'un c^ot'e, c'est un organe de la R'epublique bourgeoise qui, dans son ignorance, mais avec la meilleure intention du monde et par patriotisme, repr'esente les Russes comme un peuple de Calibans, croupissant dans l'ordure et l'ivrognerie, avec de petits fronts aplatis qui ne permettent pas `a leurs facult'es de se d'evelopper, et n'ayant de passions que celles qu'inspirent les fureurs de l'ivresse.
D'un autre c^ot'e, un journal allemand, pay'e par la cour d'Autriche, publie des lettres sur la Russie, dans lesquelles on exalte toutes les infamies de la politique russe et o`u l'on d'epeint le gouvernement russe comme le plus fort et le plus national. Ces exag'erations passent en dix autres journaux et servent de base aux jugements que l'on porte ensuite sur ce pays.
A dire vrai, le dix-huiti`eme si`ecle accordait `a la Russie une attention plus profonde et plus s'erieuse que ne
Pierre Ier, dans son grossier uniforme de sous-officier, avec son 'energique sauvagerie, se saisit hardiment de l'administration au d'etriment d'une aristocratie 'enerv'ee. Il 'etait si na"ive ment brutal, si plein d'avenir que les penseurs d'alors se mirent `a l''etudier avidement, lui et son Peuple. Ils voulaient s'expli-quer comment cet Etat s''etait d'evelopp'e sans bruit, par des voies tout autres que le reste des Etats europ'eens; ils voulaient approfondir les 'el'ements dont se composait la puissante organisation de ce Peuple.
Des hommes, comme M"uller, Schlosser, Ewers, L'evesque, consacr`erent une partie de leur vie `a l''etude de l'histoire de la Russie, comme historiens, d'une mani`ere tout aussi scientifique que s'en occup`erent sous le rapport physique Pallas et Gmelin. De leur c^ot'e des philosophes et des publicistes consid'eraient avec curiosit'e l'histoire contemporaine de ce pays, le ph'enom`ene d'un gouvernement qui, despotique et r'evolutionnaire `a la fois, dirigeait son Peuple et n''etait pas entra^in'e par lui.
Ils voyaient que le tr^one, fond'e par Pierre Ier, avait peu d'analogie avec les tr^ones f'eodaux et traditionnels de l'Europe; les tentatives violentes de Catherine II, pour transporter dans la l'egislation russe les principes de Montesquieu et de Beccaria proscrits dans presque toute l'Europe, sa correspondance avec Voltaire, ses rapports avec Diderot confirmaient encore `a leurs yeux la r'ealit'e de ce ph'enom`ene.
Les deux partages de la Pologne furent la premi`ere infamie qui souilla la Russie. L'Europe ne comprit pas toute la port'ee de cet 'ev'enement; car elle 'etait alors occup'ee d'autres soins. Elle assistait, le cou tendu, et respirant `a peine, aux grands 'ev'enements par lesquels s'annoncait d'ej`a la R'evolution francaise. L'imp'eratrice de Russie se m^ela au tourbillon et offrit son secours au monde chancelant. La campagne de Souvarow en Suisse et en Italie n'eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l'opinion publique contre la Russie.
L'extravagante 'epoque de ces guerres absurdes, que les Francais nomment encore aujourd'hui la p'eriode de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de g'enie, comme la campagne d'Egypte. Il plut `a Bonaparte de se montrer `a la terre debout sur un monceau de cadavres. A la gloire des Pyramides il voulut ajouter la gloire de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne r'eussit pas; il souleva contre lui tout un Peuple qui saisit r'esolument les armes, traversa l'Europe derri`ere lui et prit Paris.