C''etait encore avant la R'evolution de F'evrier. Je consid'erai les choses d'un peu plus pr`es et je rougis de ma pr'evention. Maintenant je suis furieux de l'injustice de ces publicistes au coeur 'etroit qui ne reconnaissent le tzarisme que sous le 59e degr'e de latitude bor'eale. Pourquoi ces deux mesures? Injuriez tant qu'il vous plaira, et accablez de reproches l'absolutisme de P'etersbourg et la pers'ev'erance de notre r'esignation; mais injuriez partout et reconnaissez le despotisme sous quelque forme qu'il se pr'esente, s'appel^at-il pr'esident d'une R'epublique, gouvernement provisoire ou Assembl'ee nationale.
C'est une honte, en l'an 1849, apr`es avoir perdu tout ce qu'on avait esp'er'e, tout ce qu'on avait acquis, `a c^ot'e des cadavres de ceux qui sont tomb'es et que l'on a fusill'es, a c^ot'e de ceux que l'on a encha^in'es et d'eport'es, `a l'aspect de ces malheureux, chass'es de contr'ee en contr'ee, `a qui on donne l'hospitalit'e comme aux Juifs dans le moyen-^age, `a qui l'on jette, comme aux chiens, un morceau de pain pour les obliger ensuite `a poursuivre leur chemin: en l'an 1849, dis-je, c'est une honte de s'arr^eter au point de vue 'etroit du constitutionnalisme lib'eral, de cet amour platonique et st'erile pour la politique.
L'illusion d'optique, au moyen de laquelle on donnait `a l'esclavage l'aspect de la libert'e, s'est 'evanouie; les masques sont tomb'es, nous savons maintenant, au juste, ce que vaut la libert'e r'epublicaine de la France et la libert'e constitutionnelle de l'Allemagne; nous voyons maintenant (ou, si nous ne le voyons pas, c'est notre faute), que tous les gouvernements subsistants, depuis le plus modeste canton en Suisse jusqu'`a l'autocrate de toutes les Russies, ne sont que des variations d'un seul et m^eme th`eme.
Encore une fois: s'il est horrible de vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi donc ai-je quitt'e la Russie? Pour r'epondre `a cette question, je vous traduirai quelques paroles de ma lettre d'adieux `a mes amis: «Ne vous y trompez pas! Je n'ai trouv'e ici ni joie, ni distraction, ni repos, ni s'ecurit'e personnelle; je ne puis m^eme imaginer que personne aujourd'hui puisse trouver en Europe ni repos, ni joie. La tristesse respire dans chaque mot de mes lettres. La vie ici est tr`es p'enible.
«Je ne crois ici `a rien qu'au mouvement; je ne plains rien ici que les victimes; je n'aime rien ici que ce que l'on pers'ecute; et je n'estime rien que ce que l'on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et de celle que je trouve ici, peut-^etre pour ^etre ab^im'e dans la dissolution g'en'erale. Je reste, parce que la lutte ici est ouverte, parce qu'ici elle a une voix.
Malheur `a celui qui est ici vaincu! Mais il ne succombe pas sans avoir fait entendre sa voix, sans avoir 'eprouv'e sa force dans le combat; et c'est `a cause de cette voix, `a cause de cette lutte ouverte, `a cause de cette publicit'e que je reste ici».
Voil`a ce que j''ecrivais le 1er mars 1849. Les choses, depuis lors, ont bien chang'e. Le privil`ege de se faire entendre et de combattre publiquement s'amoindrit chaque jour davantage; l'Europe, chaque jour davantage, devient semblable `a P'etersbourg; il y a m^eme des contr'ees qui ressemblent plus `a P'etersbourg que la Russie m^eme. Les Hongrois le savent, eux qui se sont r'efugi'es, dans le d'elire de leur d'esespoir, sous la protection des drapeaux russes…
Et si l'on en vient ici `a nous mettre aussi un b^aillon sur la bouche, et que l'oppression ne nous permette pas m^eme de maudire `a haute voix nos oppresseurs, je m'en irai alors en Am'erique. Homme, je sacrifierai tout `a la dignit'e de l'homme et `a la libert'e de la parole.
Probablement vous viendrez m'y rejoindre?..
Londres, le 25 ao^ut 1849.
Россия*
Г. Г-гу
Дорогой друг. Вам хотелось ознакомиться с моими русскими размышлениями об истории современных событий: вот они. Охотно посылаю их вам. Ничего нового вы в них не найдете. Это все те же предметы, о которых мы с вами так часто и с такой грустью беседовали, что трудно было бы к ним что-либо прибавить. Тело ваше, правда, еще привязано к этому косному и дряхлому миру, в котором вы живете, но душа ваша уже покинула его, чтоб осмотреться и сосредоточиться. Вы достигли, таким образом, той же точки, что и я, удалившийся от мира несовершенного, еще погруженного в детский сон и себя не осознавшего.