Tschaadaeff avait tort en beaucoup de points, mais sa plainte 'etait l'egitime et sa voix avait fait entendre une terrible v'erit'e. C'est l`a ce qui explique son immense retentissement. A cette 'epoque, tout ce qui est de quelque importance en litt'erature prend un nouveau caract`ere. C'en est fait de l'imitation des Francais et des Allemands, la pens'ee se concentre et s'envenime; un d'esespoir plus amer et une plus am`ere ironie de son propre destin 'eclate partout, aussi bien dans les vers de Lermontoff que dans le rire moqueur de Gogol, rire, sous lequel, suivant l'expression de l'auteur, se cachent les larmes.
Si les 'el'ements de la vie nouvelle et du mouvement rest`erent alors isol'es; s'ils n'arriv`erent pas `a cette unit'e qui r'egnait avant le 26 d'ecembre, c'est, avant tout, que les questions les plus importantes devinrent beaucoup plus complexes et plus profondes. Tous les hommes s'erieux comprirent qu'il ne suffisait plus de se tra^iner `a la remorque de l'Europe, qu'il existe en Russie quelque chose qui lui est propre et particulier, et qu'il faut n'ecessairement 'etudier et comprendre dans le pass'e et dans le pr'esent.
Les uns, dans ce qui est propre `a la Russie, ne virent rien d'hostile ni d'antipathique aux institutions de l'Europe; loin de l`a, ils pr'evoyaient le temps, o`u la Russie, au-del`a de la p'eriode de P'etersbourg, et l'Europe, au-del`a du constitutionnalisme, viendraient `a se rencontrer. Les autres, au contraire, rejetant sur le caract`ere antinational du gouvernement tout le poids de la situation pr'esente, confondirent dans une m^eme haine tout ce qui tient `a l'Occident.
P'etersbourg enseigna `a ces hommes `a m'epriser toute civilisation, tout progr`es; ils voulaient retourner aux formes 'etroites des temps qui avaient pr'ec'ed'e Pierre Ier, et dans lesquels la vie russe se trouverait de nouveau `a peu pr`es 'etrangl'ee. Heureusement, le chemin, pour revenir `a la vieille Russie, s'est depuis longtemps couvert d'une 'epaisse for^et, et ni les slavophiles ni le gouvernement ne r'eussiront `a la raser.
La lutte de ces partis, a, depuis dix ans, donn'e `a la litt'erature une nouvelle vie; les journaux ont vu s'accro^itre consid'erablement le nombre de leurs souscripteurs, et, aux cours d'histoire, les bancs de l'universit'e de Moscou rompaient sous la foule des auditeurs. N'oubliez pas que, dans l'excessive pauvret'e d'organes de l'opinion publique, les questions de litt'erature et de science se sont transform'ees en une ar`ene pour les partis politiques. Tel 'etait l''etat de choses lorsque la R'evolution, de F'evrier 'eclata.
Le gouvernement, d'abord 'etourdi, ne fit rien, mais lorsqu'il vit l'allure humble et soumise de la modeste R'epublique, il reprit bient^ot ses sens. Le gouvernement russe d'eclara hautement qu'il se consid'erait comme le champion du principe monarchique et, pr'esageant la solidarit'e de la civilisation avec la R'evolution (`a l'exemple de l'Assembl'ee Nationale francaise) il ne cacha pas qu'il 'etait pr^et `a tout sacrifier pour la cause de
Qu'en adviendra-t-il?.. En Russie, peut-^etre, la ruine de tout 'el'ement civilisateur. Epouvantable r'esultat! Mais la Russie n'en sera pas ab^im'ee pour cela. Il est m^eme fort possible que ce r'esultat devienne, pour le Peuple, le signal du r'eveil, et que s'ouvre alors une nouvelle `ere pour la justice et les droits du Peuple.
Le gouvernement, en attendant, semble avoir oubli'e, qu'il est n'e `a P'etersbourg, qu'il est le gouvernement de la Russie civilis'ee; qu'il est li'e, lui aussi, par les gages qu'il a donn'e `a la civilisation europ'eenne, et qu'en d'epit de ses airs actuels d'orthodoxie et de nationalit'e, le paysan russe le regarde toujours comme allemand.
Le sort du tr^one de P'etersbourg – admirez la sublime ironie! – est li'e `a la civilisation; en l'an'eantissant il se pr'ecipite dans un ab^ime effroyable, et s'il la laisse grandir, il tombe dans un autre ab^ime. – Il est possible, d'ailleurs, que la Russie, par suite d'une oppression intol'erable, se d'ecompose en un grand nombre de parties; peut-^etre aussi se pr'ecipitera-t-elle tout simplement en avant, et, dans son impatience, secouera-t-elle, de dessus son dos vigoureux, les cavaliers maladroits. Tout cela est encore dans l'avenir, et je ne suis pas ma^itre dans l'art de la divination.