Apr`es tout ce que j'ai dit, voil`a la question que l'on s'adresse involontairement. Quelle id'ee, quelle pens'ee apporte donc ce Peuple dans l'histoire? Jusqu'`a pr'esent, nous voyons seulement qu'il se pr'esente lui-m^eme, et c'est l`a, d'ordinaire, la condition de tout ce qui n'a pas encore m^uri. Quelle id'ee apporte un enfant dans la famille? Rien autre chose que la facult'e, la disposition, la possibilit'e d'un d'eveloppement. Quant `a savoir si cette possibilit'e existe, si les mucles de l'enfant sont vigoureux, si ses facult'es y r'epondent, ce sont l`a des questions abandonn'ees `a notre examen. Et voil`a pr'ecis'ement pourquoi j'insiste aujourd'hui plus que jamais sur la n'ecessit'e d''etudier la Russie.
En face de l'Europe, dont les forces se sont 'epuis'ees `a travers les luttes d'une longue vie, se pose un Peuple, dont l'existence commence `a peine, et qui, sous la dure 'ecorce ext'erieure du tzarisme et de l'imp'erialisme, a grandi et s'est d'evelopp'e, comme les cristaux croissent sous une g'eode; l''ecorce du tzarisme moscovite est tomb'ee, aussit^ot qu'elle est devenue inutile; l''ecorce de l'imp'erialisme adh`ere encore moins fortement `a l'arbre.
Il est vrai que, jusqu'`a pr'esent, le Peuple russe ne s'est en rien occup'e de la question de gouvernement; sa foi a 'et'e celle d'un enfant, sa soumission toute passive. Il ne s'est r'eserv'e qu'un seul fort, rest'e debout `a travers tous les ^ages: c'est sa commune rurale, et par l`a il est plus pr`es d'une R'evolution sociale que d'une R'evolution politique. La Russie na^it `a la vie comme Peuple, le dernier de tous, encore plein de jeunesse et d'activit'e `a une 'epoque, o`u les autres Peuples veulent du repos; il appara^it dans l'orgueil de sa force `a une 'epoque, o`u les autres Peuples se sentent fatigu'es et sur leur d'eclin. Son pass'e a 'et'e pauvre, son pr'esent est monstrueux; il est vrai que cela ne constitue encor aucuns droits.
Grand nombre de Peuples ont disparu de la sc`ene de l'histoire, sans avoir v'ecu dans toute la pl'enitude de la vie; mais ils n'avaient pas, comme la Russie, des pr'etentions aussi colossales sur l'avenir. Vous le savez: dans l'histoire on ne peut pas dire
La force du Peuple russe est avou'ee de toute l'Europe par la crainte m^eme qu'il lui inspire; il a montr'e ce dont il est capable dans la p'eriode de P'etersbourg; il a beaucoup fait, et cela, malgr'e les cha^ines dont ses mains 'etaient charg'ees: chose 'etrange et vraie cependant, comme il est vrai que d'autres peuples, pauvrement dou'es, ont consum'e des si`ecles entiers sans rien faire, quoique jouissant d'une pleine libert'e. La justice n'appartient pas aux qualit'es eminentes de l'histoire; la justice est trop sage et trop prosa"ique, tandis que la vie, dans son d'eveloppement, est au contraire capricieuse et po'etique. Au point de vue de l'histoire, la justice donne `a qui n'a pas m'erit'e; le m'erite trouve d'ailleurs sa r'ecompense dans le service m^eme qu'il a rendu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voil`a, mon cher ami, tout ce que je voulais vous dire pour cette fois. Je pourrais fort bien terminer ici, mais il me vient `a cette heure une pens'ee bizarre: c'est qu'il se rencontrera.quantit'e de bonnes gens, d'oreille un peu dure, qui verront dans ma lettre un patriotisme exclusif, une pr'ef'erence pour la Russie, et qui s''ecrieront l`a-dessus qu'ils avaient concu de ce pays une tout autre id'ee.
Oui, j'aime la Russie.
En g'en'eral, je regarde comme impossible ou comme inutile d''ecrire sur un sujet, pour lequel on ne ressent ni amour ni haine. Mais mon amour n'est point le sentiment bestial de l'habitude; ce n'est point cet instinct naturel dont on a fait la vertu du patriotisme; j'aime la Russie parce que je la connais, avec conscience, avec raison. Il y a aussi beaucoup de choses en Russie que je hais sans mesure et avec toute la puissance d'une premi`ere haine. Je ne dissimule ni l'un, ni l'autre.
En Europe on ne conna^it point du tout la Russie; en Russie on conna^it tr`es mal l'Europe. Il fut un temps o`u, en pr'esence des Monts-Ourals, je me faisais de l'Europe une id'ee fantastique; je croyais `a l'Europe et surtout `a la France. Je profitai du premier moment de libert'e pour venir `a Paris.