Dix ans de travaux forc'es, vingt-cinq ans d'exil, n'ont pu rompre et courber ces hommes h'ero"iques, qui, avec une poign'ee de soldats, descendirent sur la place d'Isaac pour y jeter le gant `a l'imp'erialisme, et faire entendre publiquement des paroles qui, jusqu'`a cette heure, et encore aujourd'hui, se transmetten! d'^ame en ^ame, au sein de la nouvelle g'en'eration.
L'insurrection de 1825 cl^ot la premi`ere 'epoque de la p'eriode de P'etersbourg. La question 'etait r'esolue La classe intruite, cette classe du Peuple, qui reste cons'equente `a l'impulssion donn'ee par Pierre Ier, prouva alors, par sa haine active, contre le despotisme, qu'elle avait rattrap'e ses fr`eres d'Occident. Ils se sont trouv'es en compl`ete communaut'e de sentiments et d'opinions avec Ri'ego, Gonfaloni'eri et les Carbonari. L'effroi du gouvernement fut d'autant plus grand, qu'il trouva, d'un c^ot'e, tous les 'el'ements de la noblesse et de la hi'erarchie militaire impliqu'es dans l'insurrection, et que, de l'autre, il se souvint qu'aucun lien r'eel ne l'attachait `a l'ancien Peuple, rest'e russe.
Le 26 d'ecembre a r'ev'el'e tout ce qu'il y avait d'artificiel,' de fragile et de passager dans l'imp'erialisme de P'etersbourg. Le succ`es de la R'evolution a tenu `a un cheveu… Qu'en serait-il advenu? Il est difficile de le dire: mais quel qu'e^ut 'et'e le r'esultat, on peut hardiment affirmer, que le Peuple et la noblesse auraient tranquillement accept'e le
C'est l`a pr'ecis'ement ce que le gouvernement comprit avec terreur. Dans sa d'efiance de la noblesse, il voulait se rendre national, et ne r'eussit qu'`a se faire l'ennemi de toute civilisation. La veine nationale lui manquait compl`etement. Le gouvernement se montra, tout d'abord, sombre et d'efiant; tout un corps de police secr`ete organis'e `a neuf, environna le tr^one. Le gouvernement renia alors les principes de Pierre Ier, d'evelopp'es pendant cent ans. Ce fut une succession de coups, port'es `a toute libert'e, `a toute activit'e intellectuelle; la terreur se d'eploya chaque jour davantage. On n'osait faire rien imprimer; on n'osait 'ecrire une lettre; on allait jusqu'`a craindre d'ouvrir la bouche, non seulement en public, mais m^eme dans sa chambre: tout 'etait muet.
Les gens instruits sentirent alors, de leur c^ot'e, que le sol au-dessous d'eux n''etait pas celui de la patrie; ils comprirent toute leur faiblesse, et le d'esespoir les saisit. Cachant au fond de leur ^ame leurs larmes et leurs douleurs, ils se dispers`erent dans leurs campagnes et sur toutes les grandes routes de l'Europe. P'etersbourg, `a l'exemple du gouvernement, prit un tout autre caract`ere; ce fut une ville en 'etat de si`ege perp'etuel. La soci'et'e rebroussa chemin `a grands pas. Les sentiments aristocratiques de la dignit'e humaine qui, sous Alexandre, avaient gagn'e beaucoup de terrain, furent refoul'es jusqu'`a rendre possible une loi pour les passeports `a l''etranger, jusqu'`a rendre possible ces moeurs que vous d'epeint Custine.
Mais le travail int'erieur se continua, d'autant plus 'energique dans ses profondeurs qu'il ne trouvait aucune occasion de se r'ev'eler par des faits `a la surface. De temps en temps retentissaient des voix qui faisaient tressaillir toutes les fibres du coeur humain: c''etait un cri de douleur, un g'emissement d'indignation, un chant de d'esespoir, et, `a ce cri, `a ce g'emissement, `a ce chant, se m^elait la triste nouvelle du sort encouru par quel-qu'audacieux, forc'e de chercher l'exil dans les contr'ees du Caucase ou de la Sib'erie. C'est ainsi que, dix ans apr`es le 26 d'ecembre, un penseur a jet'e dans le monde quelques feuilles qui, partout o`u se trouvent, en Russie, des lecteurs, produisirent une secousse 'electrique.
Cet 'ecrit 'etait un reproche calme et sans amertume; il ressemblait `a un examen sans passion de la situation des Russes, mais c''etait le coup d'oeil irrit'e d'un homme profond'ement offens'e dans les plus nobles parties de son ^etre. S'ev`ere et froid, il demande compte `a la Russie de toutes les souffrances qu'elle pr'epare `a l'homme pensant, et, apr`es les avoir analys'ees toutes, il se d'etourne avec horreur, il maudit la Russie dans son pass'e, il d'edaigne son pr'esent, et ne proph'etise que malheur `a son avenir. On n'entendait pas de ces voix-l`a pendant la brillante 'epoque du lib'eralisme un peu exotique d'Alexandre, – elles n''eclat`erent m^eme pas dans les po'esies de Pouchkin; pour les arracher d'une poitrine humaine, il a fallu le poids intol'erable d'une terreur de dix ans: il nous a fallu voir la ruine de tous nos amis, la gloire du si`ege de Varsovie et la pacification de la Pologne.