Je crois, qu'on peut trouver quelque chose de ces d'efauts dans le Peuple russe, et je me fonde en particulier sur ce que ces d'efauts sont communs `a toutes les nations europ'eennes. Ils tiennent 'etroitement `a notre civilisation, `a l'ignorance des masses et `a leur pauvret'e. Les Etats europ'eens ressemblent au marbre poli, ils ne brillent qu'`a la surface, mais, au fond et dans leur ensemble, ils sont grossiers.
Je comprends qu'on puisse accuser la civilisation, les formes sociales actuelles, tous les Peuples ensemble, mais je trouve qu'il y a inhumanit'e sans profit `a s'attaquer `a un Peuple en particulier, et `a condamner en lui les vices de tous les autres; c'est d'ailleurs une 'etroitesse d'esprit, qui n'est permise qu'aux Juifs, de tenir sa nation pour un Peuple choisi. A cet 'egard les derniers 'ev'enements politiques ont d^u ^etre pour nous une grande leon; presque tous les 'ecrivains n'ont-ils pas, nagu`ere, accus'e de ces m^emes d'efauts, les Romains et les Viennois, en y ajoutant m^eme le reproche de l^achet'e?
La r'evolution d'octobre et le triumvirat romain ont r'ehabilit'e la r'eputation de ces villes. Mais ce n'est pas tout. Il est tr`es vrai que le paysan russe, toutes les fois qu'il le peut, trompe le gentilhomme et l'officier public, qui ne s'abstiennent de le tromper `a leur tour que parce qu'ils trouvent beaucoup plus simple de le d'epouiller. Tromper ses ennemis, en pareil cas, c'est faire preuve d'intelligence. Au contraire, les paysans russes, dans leurs rapports entre eux, se montrent pleins d'honneur et de loyaut'e. La preuve, c'est que jamais ils ne dressent entre eux de contrat par 'ecrit. La terre est partag'ee dans les communes, et l'argent dans les associations de travailleurs. A peine, dans l'espace de dix ann'ees et plus, se produit-il `a cet 'egard, deux ou trois proc`es.
Le Peuple russe est religieux parce qu'un Peuple, dans les circonstances politiques actuelles, ne peut pas ^etre sans religion. Une conscience 'eclair'ee est une cons'equence du progr`es; la v'erit'e et la pens'ee, jusqu'`a pr'esent, n'existent que pour le petit nombre. Au Peuple, la religion tient lieu de tout; elle r'epond `a toutes ses questions d'esth'etique et de philosophie qui se rencontrent `a tous les degr'es dans l'^ame humaine. La po'esie fantastique de la religion sert de d'elassement aux travaux prosa"iques de l'agriculture et de la coupe des foins. Le paysan russe est superstitieux, mais indiff'erent `a l''egard de la religion, qui, d'ailleurs, est pour lui lettre close. Il observe exactement toutes les pratiques ext'erieures du culte, pour en avoir le coeur net; il va le dimanche `a la messe, pour ne plus penser de six jours `a l''eglise. Les pr^etres, il les m'eprise comme des paresseux, comme des gens avides qui vivent `a ses d'epens. Dans toutes les obsc'enit'es populaires, dans toutes les chansons des rues, le h'eros, objet de ridicule et de m'epris, est toujours le pope et le diacre ou leurs femmes.
Quantit'e de proverbes t'emoignent de l'indiff'erence des Russes en mati`ere de religion: «Tant que le tonnerre ne gronde pas et que l''eclair ne frappe pas, le paysan ne se signe pas». «Fie-toi en Dieu, mais encore plus en toi». Custine raconte que le postillon qui d'efendait, en plaisantant, son penchant `a de petits larcins, disait: «C'est une chose inn'ee dans l'homme, et si le Christ n'a pas vol'e, c'est qu'il en 'etait emp^ech'e par les blessures de ses mains». Tout cela montre que l'on ne rencontre chez ce Peuple ni le fanatisme farouche que nous trouvons en Belgique et `a Lucerne, ni cette foi aust`ere, froide et sans esp'erance, que l'on remarque `a Gen`eve et en Angleterre, comme en g'en'eral chez les Peuples qui ont 'et'e longtemps sous l'influence des j'esuites et des calvinistes.
Dans le sens propre du mot, les schismatiques seuls sont religieux. La raison n'en est pas seulement dans le caract`ere national, mais dans la religion elle-m^eme. L'Eglise grecque n'a jamais 'et'e extraordinairement propagandiste et expansive; plus fid`ele que le catholicisme `a la doctrine 'evang'elique, sa vie, par cela m^eme, s'est r'epandue moins au dehors; m^urie sur le sol putr'efi'e de Byzance, elle s'est concentr'ee dans l'int'erieur des cellules monastiques, elle s'est occup'ee, surtout, de controverse th'eologique et de questions de th'eorie; subjugu'ee par le pouvoir temporel, elle s'est 'eloign'ee, en Russie, plus encore que dans l'empire byzantin, des int'er^ets de la politique. A partir du dixi`eme si`ecle jusqu'`a Pierre Ier on ne conna^it qu'un seul pr'edicateur populaire, et, `a celui-l`a, le patriarche lui imposa silence.