Si nous passons de la constitution provinciale `a la constitution de l'Etat, `a chaque pas, `a mesure que nous remonterons l''echelle hi'erarchique, s'effaceront davantage les droits de l'homme et la part des gouvern'es au gouvernement. La centralisation de P'etersbourg, comme la cime neigeuse d'une montagne, 'ecrase tout de son poids glacial et uniforme; plus on s'en approche, moins on d'ecouvre de traces de vie et d'ind'ependance. Le s'enat, le conseil d'Etat, les ministres, ne sont rien que des instruments passifs; les plus hauts dignitaires ne sont rien que des scribes, des sbires, en un mot, des bras t'el'egraphiques, au moyen desquels le Palais d'hiver de P'etersbourg annonce au pays sa volont'e.
La noblesse russe, dans la forme qu'elle conserve depuis Pierre Ier, repr'esente plut^ot une prime pour des services rendus, qu'une caste existant par elle-m^eme; on perd m^eme la noblesse, d'apr`es la loi, quand, dans une famille, deux g'en'erations successives ne sont pas entr'ees au service de l'Etat. Les chemins qui conduisent `a la noblesse sont ouverts de tous c^ot'es. Il y a cinq ans qu'on a 'elev'e, `a cet 'egard, quelques difficult'es; mais elles appartiennent au nombre de ces mesures qui disparaissent sans cons'equence le jour qui suit l'investiture imp'eriale.
Pierre Ier, avec toute sa puissance, n'aurait pu rien ex'ecuter s'il n'avait pas rencontr'e d'ej`a une foule de m'econtents. Ces m'econtents lui vinrent en aide; c'est d'eux et de tout ce qui servait le nouveau gouvernement, que s'est form'ee la Russie europ'eenne. Pierre Ier anoblit cette partie de la nation pour l'opposer `a la Russie agreste. Mais outre que cette classe n'a produit aucune aristocratie ayant force et vigueur, elle a encore absorb'e en elle l'aristocratie, autrefois puissante, de l'ancienne noblesse, des boyards et des princes[83]. La nouvelle noblesse, se recrutant sans cesse dans toutes les classes, n'acquit un caract`ere aristocratique qu'`a l''egard du paysan, aussi longtemps qu'il restait paysan, c'est-`a-dire `a l''egard de cette portion du Peuple qui se trouvait aussi plac'ee par le gouvernement en dehors de la loi.
Probablement, dans les premiers temps qui suivirent la r'eforme, tous ces lourds et grossiers boyards, avec leur perruque poudr'ee et leurs bas de soie, ressemblaient fort `a ces 'el'egants d'Ota"iti qui se pavannent en uniforme rouge anglais avec des epaulettes, sans culottes ni chemises. Mais gr^ace `a notre talent d'imitation, la haute noblesse s'est bient^ot appropri'ee les mani`eres et la langue des courtisans de Versailles. En adoptant la d'elicatesse des formes et des moeurs de l'aristocratie europ'eenne, elle ne perdit pas tout `a fait les siennes propres, et, par suite, sa mani`ere de vivre, au temps de Catherine II, offrait un m'elange original de sauvage indiscipline et d''education de cour, de morgue aristocratique et de soumission semi-orientale. Ces moeurs 'etaient cependant plut^ot originales et anguleuses que caricature; elles n'avaient rien de ce ton banal et sans go^ut qui a toujours distingu'e l'aristocratie allemande.
Entre la haute noblesse qui habite presque exclusivement P'etersbourg, et le
Dans cet ordre si absurdement plac'e entre la civilisation et le droit de planteur, entre le joug d'un pouvoir illimit'e et les droits seigneuriaux qu'il poss`ede sur les paysans; dans cet ordre, o`u l'on rencontre la plus haute culture scientifique de l'Europe, sans la libert'e de la parole, sans autre affaire que le service de l'Etat, s'agitent une masse de passions et de forces qui, pr'e-cis'ement par d'efaut d'issue, fermentent, grandissent et souvent se font jour en produisant quelque individualit'e 'eclatante, pleine d'excentricit'e.
C'est de cet ordre qu'est provenu tout le mouvement litt'eraire; c'est de lui qu'est sorti Pouchkin, ce repr'esentant le plus complet de l'ampleur et de la richesse de la nature russe, c'est en lui qu'on a vu na^itre etgrandir, le 26 d'ecembre 1825, cette