Les tours de guet disparurent dans son rétroviseur au milieu des collines jaunes qui cuisaient au soleil. Elle réfléchit à la colère dans laquelle l’avait plongée Congreve en la dessaisissant du cas Orrin Mather pour l’empêcher de rendre un diagnostic gênant. Mais avait-elle les mains propres de son côté ? Combien d’âmes avait-elle uniquement fait interner parce qu’elles correspondaient à un profil dans le Manuel Diagnostique et Statistique ? Les sauvant ainsi de la cruauté et de la violence des rues, très bien, les sauvant de l’exploitation, du VIH, de la malnutrition et des drogues, tout cela était assez vrai pour soulager sa conscience, mais les sauvant pour quoi, en fin de compte ?
Il faisait presque nuit quand elle arriva chez elle. On était à présent en septembre et les jours raccourcissaient, même si la température restait supérieure à celle de plein août. Elle vérifia si elle avait reçu un message de Bose. C’était le cas, mais il s’agissait juste d’un nouvel extrait du carnet d’Orrin.
Son téléphone vibra pendant qu’elle réchauffait son dîner aux micro-ondes. Pensant que Bose l’appelait, elle décrocha sans vérifier le numéro, mais ne reconnut pas la voix au bout du fil. « Docteur Cole ? Docteur Sandra Cole ?
— Oui ? » Elle se tenait sur ses gardes, mais sans savoir pourquoi.
« J’espère que cette visite à votre frère a été enrichissante.
— Qui est à l’appareil ?
— Quelqu’un qui a vos intérêts à cœur. »
Elle sentit la peur naître dans son ventre et remonter sa colonne vertébrale pour trouver apparemment le moyen de s’installer dans son cœur. Ce n’est pas bon, se dit-elle. Mais elle ne raccrocha pas. Elle attendit, elle écouta.
12
Récit de Turk
1
« Ce qu’ils ont de majestueux, disait Oscar, d’un majestueux presque
Il parlait des Hypothétiques.
Pour la première fois, Oscar m’avait invité chez lui. Je ne m’étais encore jamais vraiment représenté Oscar avec un domicile ou une famille. Il avait pourtant les deux et il tenait à me les montrer. Il vivait dans une agréable construction basse de bois et de pierre située au milieu de fragiles arbres à petites feuilles au fond d’un des niveaux tribord de Centre-Vox. J’ai rencontré pendant ma visite trois femmes et deux enfants de sa famille. Celles-ci, ses filles, avaient huit et dix ans. L’une des femmes était sa compagne permanente, les deux autres des parentes plus éloignées : il existait un mot en voxais pour cette relation, mais Oscar m’a dit qu’il n’était pas facile à traduire en anglais et nous nous sommes rabattus sur « cousines ». La famille a partagé un repas de poisson braisé et de légumes, au cours duquel j’ai répondu à des questions polies sur le XXIe
siècle, puis les cousines ont quitté la pièce en emmenant les tapageuses petites filles. La compagne d’Oscar, une femme au regard doux nommée Brion (avec l’habituel chapelet de titres et appellations honorifiques) est restée un peu plus longtemps après le dîner, mais a fini par se retirer. Je me suis donc retrouvé seul avec Oscar qui me parlait des Hypothétiques tandis que le jour artificiel tombait.Ce n’était pas une conversation informelle. Je commençais à comprendre qu’Oscar m’avait invité pour me poser une question difficile ou exiger de moi quelque chose de pénible.
« Même s’ils savent qu’on existe, ai-je demandé, qu’est-ce que ça signifie ? »
Il a effleuré une surface de contrôle sur la table et une image bidimensionnelle s’est mise à flotter entre nous. C’était une vue aérienne récente des machines des Hypothétiques en train de traverser lentement le désert antarctique : trois espèces de boîtes sans caractéristiques particulières accompagnées d’une demi-douzaine de rectangles plus petits, des objets d’une simplicité aussi crue que les schémas d’un exercice de géométrie au lycée. « Ils ont changé de direction la semaine dernière, m’a-t-il appris. Celle qu’ils suivent à présent conduit droit à notre position actuelle. »
Il n’était pas le seul que cette confirmation apparente de la prophétie voxaise semblait remplir de fierté : j’avais vu dans la journée ce même sourire entendu sur plusieurs visages.
« Ces machines, ou ces trucs qui y ressemblent, ont sillonné en long et en large tous les continents de la Terre. Maintenant que nous savons quoi chercher, nous pouvons reconnaître et analyser leurs traces. Il semble même qu’elles aient traversé le fond des océans, ça n’a rien d’impossible. Nos savants pensent qu’elles procèdent à un relevé topographique très précis de la planète.