Bose lui avait dit ce matin-là n’être pas uniquement flic. Il connaissait des gens qui respectaient les usages martiens. Des amis qui détestaient le marché noir. On pouvait acheter la police, mais pas les amis de Bose, parce qu’ils avaient déjà pris le traitement de longévité, la version originale. Et ce que lui-même faisait, il le faisait dans l’intérêt de ces gens-là.
Elle raconta cela tout bas à Kyle.
« Bon, tu veux sans doute me demander », et en tant que grand frère, il aurait sûrement posé la question, « si je lui fais confiance. »
Le clignement d’yeux de Kyle ne voulait rien dire.
« La réponse est oui », continua-t-elle, soulagée de le confirmer à voix haute. « C’est ce que je ne sais pas qui m’inquiète. »
Par exemple la signification, si elle en avait une, de l’histoire de science-fiction d’Orrin Mather. Ou le pansement sur le bras de Jack Geddes et ce qu’il pouvait vouloir dire sur les tendances violentes d’Orrin. Ou la cicatrice que Bose avait essayé de lui cacher et qu’il n’avait toujours pas expliquée.
Le temps passa. Une infirmière finit par prendre le chemin qui menait au bosquet, le pas lent dans la chaleur. « Il est temps de remettre ce garçon au lit », annonça-t-elle. La casquette de Kyle était tombée, mais à l’ombre des arbres, cela n’était pas bien grave. Il perdait déjà ses cheveux. Sandra voyait la peau de son crâne, rose comme celle d’un bébé, entre les mèches blond pâle. Elle ramassa la casquette des Astros et la lui remit doucement sur la tête.
« Allez, porte-toi bien, Kyle. À bientôt. »
Sandra avait étudié la psychiatrie pour comprendre la nature du désespoir, mais n’en avait vraiment appris que sa pharmacologie. L’esprit humain était moins facile à comprendre qu’à traiter avec des médicaments. On trouvait à présent davantage d’antidépresseurs, et plus efficaces, qu’à l’époque du long déclin de son père, ce qui était une bonne chose, mais le désespoir lui-même restait mystérieux, tant sur le plan clinique que personnel, punition céleste autant que maladie.
Le long trajet de retour à Houston la fit passer devant un centre d’internement du State Care, un des endroits où allaient ses patients une fois privés de liberté. Longer cet endroit lui pesa inévitablement sur la conscience. Elle évitait en général de le regarder. On parvenait à l’ignorer avec une facilité réconfortante : seul un petit panneau très digne en indiquait l’entrée, le centre lui-même étant situé derrière une crête recouverte d’herbe (jaune et desséchée) qui en dissimulait la plus grande partie à la route, même si Sandra apercevait le sommet des tours de guet. Mais elle avait déjà pris plusieurs fois ce chemin et savait ce qu’il y avait derrière : une énorme résidence de deux niveaux en parpaings, entourée de logements complémentaires de fortune, en général des mobile homes en métal sortis des surplus de la FEMA[2], le tout encerclé de grillage. C’était une communauté d’hommes (en majorité) et de femmes soigneusement séparés les uns des autres et qui ne cessaient d’attendre. Car on ne faisait rien d’autre, dans ces endroits-là. On attendait son tour pour le programme de réinsertion par le travail, on attendait la maigre possibilité d’un transfert dans un foyer du State Care, on attendait les lettres de parents éloignés et indifférents. On attendait avec un optimisme qui mourait à petit feu l’avènement miraculeux d’une nouvelle vie.
C’était une vie faite de grillage, de tôle ondulée et de désespoir chronique. De désespoir
Une loi en discussion devant la législature d’État prévoyait de privatiser les camps résidentiels. Avec une clause précisant que « la thérapie par le travail » pouvait s’interpréter comme la permission d’embaucher des détenus en bonne santé sur les chantiers routiers ou comme saisonniers agricoles, histoire de rembourser en partie le coût de leur internement. Si cette loi est votée, se dit Sandra, elle signera la fin définitive de ce qu’il restait d’idéalisme dans le système du State Care. Ce qui avait été conçu comme un moyen de fournir réconfort et protection aux indigents chroniques serait devenu une source acceptable d’une forme de servitude… de l’esclavage avec une coupe de cheveux et une chemise propre.