— Une fois Orrin interné, répliqua doucement Bose, il peut se passer des choses. »
Il pouvait, en effet. Elle avait vu les statistiques. Au cours de l’année passée, on avait recensé une demi-douzaine d’agressions violentes dans le camp d’internement de la région, sans parler des morts par overdose et des suicides. Globalement, les camps du State Care étaient assez sûrs – bien davantage que la rue, sur le plan statistique. Mais oui, il pouvait se passer des choses. Peut-être même était-il possible de s’arranger pour les provoquer.
« Et donc, on fait comment pour les en empêcher ? »
Bose sourit. « Du calme.
— Dis-moi ce que je peux faire, quoi.
— Laisse-moi y réfléchir.
— On n’a pas beaucoup de temps, Bose. » L’évaluation définitive d’Orrin était prévue pour vendredi et si Congreve se sentait bousculé, il pourrait la demander avant.
« Je sais. Mais il est minuit passé et on a tous les deux besoin de sommeil. Je vais passer la nuit ici… si ça ne te dérange pas.
— Bien sûr que non.
— Je peux dormir sur le canapé, si tu préfères.
— N’y pense même pas. »
Le lendemain matin, alors qu’assise dans la cuisine elle regardait Bose faire un sort aux œufs brouillés qu’elle lui avait préparés, Sandra réfléchit à ce que son correspondant anonyme avait dit sur Kyle.
« La drogue de longévité, demanda-t-elle, elle aiderait vraiment quelqu’un comme mon frère ? »
Pendant la nuit, dans l’obscurité de sa chambre, elle lui avait raconté Kyle et son père. Bose l’avait prise dans ses bras pendant qu’elle parlait, puis n’avait rien dit de faussement consolateur… ni même dit quoi que ce soit, se limitant à l’embrasser sur le front, doucement, et cela suffisait.
« Ça pourrait réparer les dégâts physiques. Mais il ne redeviendrait pas comme avant pour autant. Il ne récupérerait pas ses souvenirs, ses connaissances ou même sa personnalité. »
Elle se souvint des scans du cerveau de Kyle que lui avait montrés le neurologue de Live Oaks, avec d’énormes étendues de tissu nécrotique qui ressemblaient aux ailes d’un mortel papillon noir. Même si on réparait ces zones d’un coup de baguette magique, elles resteraient vides et vierges. Après le traitement, Kyle pourrait éventuellement être rééduqué, peut-être même réapprendre à parler, mais il ne se remettrait jamais tout à fait. (Ou alors, ce ne serait pas
« Et surtout, continua Bose, le traitement le transformerait d’une autre manière. Une fois que la biotech s’infiltre dans tes cellules, elle n’en ressort jamais. Certains ne supportent pas cette idée.
— Parce que ça provient d’une technologie des Hypothétiques ?
— Vraisemblablement.
— D’après les carnets d’Orrin, les Martiens ont fini par abolir cette procédure.
— Eh bien, ouais, sur ce point, la supposition d’Orrin en vaut une autre.
— On ne sait toujours pas où il a trouvé tout ça.
— Non, confirma Bose.
— Mais j’imagine qu’on n’en a pas besoin, si ? On a juste à assurer sa sécurité. »
Bose se tut quelques secondes. Sandra avait appris à respecter ses silences, à le laisser penser à son rythme. Elle ouvrit la fenêtre de la cuisine pour faire entrer un peu d’air frais, mais il soufflait une brise chaude et légèrement métallique.
« Ça m’inquiète que cette histoire soit devenue aussi dangereuse pour toi, dit Bose.
— Merci. Ça m’inquiète aussi. Mais je veux quand même aider Orrin.
— Désolé pour tout ça. De t’avoir impliquée là-dedans. Si tu ne fais pas ce que ce type t’a suggéré, tu dois plus ou moins être au chômage, à ce stade.
— J’imagine.
— Et tu n’es pas la seule. Le capitaine m’a convoqué, hier. Il m’a donné le choix entre garder mes distances avec ce qui se passe au State Care et rendre mon arme et mon insigne.
— J’imagine que tu ne prévois pas de garder tes distances ?
— Je m’inquiéterai pour ma carrière demain. Il faut qu’on sorte Orrin de ce bâtiment. Sa sœur et lui pourront ensuite faire profil bas jusqu’à ce que toute cette histoire prenne fin d’une manière ou d’une autre.
— D’accord, super. On fait comment ? »
Un autre silence songeur. « Tu es absolument certaine de vouloir t’impliquer davantage là-dedans ?
— Dis-moi juste quoi faire, Bose.
— Eh bien, ça dépend. » Il la dévisagea. « Tu es prête à retourner voir Congreve pour t’excuser, à avoir l’air de coopérer ?
— C’est ça, ton plan ?
— En partie.
— Très bien, imaginons que je le fasse… Et ensuite ?
— Tu me passes un coup de fil demain soir dès que Congreve rentre chez lui. Ensuite j’arrive et on essaye de trouver un moyen de sortir en douce Orrin d’isolement. »
14
Récit de Turk
1
L’« expédition d’avant-garde », comme Oscar tenait à l’appeler, consistait en cinquante personnes, surtout des soldats, mais aussi une demi-douzaine de civils de la classe des managers et le double de scientifiques et de techniciens, plus tout leur matériel et un avion assez grand pour nous transporter.