Allison m’avait dit qu’on pouvait piloter seul un de ces véhicules à l’aide d’un lien nodal. Ce lien permettait d’accéder aux interfaces de contrôle : l’avion se pilotait en réalité lui-même, grâce aux sous-systèmes quasi autonomes qui exécutaient les intentions de l’opérateur. Des menus tactiles et des affichages apparaissaient sur la moindre surface disponible. Des fenêtres virtuelles réparties sur les parois de la cabine montraient l’extérieur, comme en face de la banquette sur laquelle Oscar et moi nous étions assis.
La vue est restée uniformément morne jusqu’à ce que nous arrivions au-dessus du continent et approchions de la chaîne de la Reine-Maud. On voyait encore quelques traces de glaciation sur ses sommets les plus hauts : de la glace propre, distillée par évaporation du cloaque de l’océan, qui renvoyait un vif éclat bleu dans l’ombre des versants.
En descendant la pente sous le vent vers le désert intérieur, nous avons trouvé de gros nuages et une neige intermittente. J’ai demandé à Oscar s’il n’était pas dangereux de voler dans de telles conditions. Il m’a regardé comme si je posais une question puérile. « Bien sûr que non. »
Il s’inquiétait visiblement pour une autre raison. Plusieurs générations s’étaient succédé en espérant que Vox trouverait un jour les Hypothétiques et fusionnerait avec eux, mais c’était celle d’Oscar qui vivait l’accomplissement de cette prophétie. En se joignant à cette expédition, il s’était placé en première ligne de la rencontre. Spectaculaire coup du hasard, de son point de vue – restait à voir si c’était un hasard heureux ou malheureux.
Le vent et les bourrasques ont persisté jusqu’au point de débarquement.
Les cartes de mon époque ne nous auraient pas beaucoup aidés dans l’Antarctique tel qu’il existait à présent. Les grandes calottes glaciaires avaient disparu depuis plusieurs siècles ; les mers de Ross et de Weddell, désormais jointes, séparaient l’Antarctique Est des énormes îles au large de sa côte occidentale. D’après Oscar, l’endroit de notre atterrissage se situait dans ce que les relevés géologiques d’autrefois appelaient le bassin de Wilkes, à plus ou moins 70 degrés de latitude sud. C’était un désert plat de cailloux.
Nous nous sommes équipés dès que l’appareil a touché le sol. Nous portions d’épais vêtements isolants pour nous tenir chaud et des masques étanches reliés à des bouteilles d’air. Le sas s’est ouvert sur un paysage austère, mais assez agréable, à vrai dire. L’Antarctique était un immense désert, mais les déserts sont souvent beaux : j’ai pensé à ceux de l’Utah et de l’Arizona, à l’arrière-pays d’Équatoria ou encore aux vieilles photos de Mars avant sa terraformation, avant le Spin. C’était un paysage presque martien dans sa minérale absence de vie. Le climat était froid, d’après Oscar, mais pas assez pour une calotte glaciaire permanente, et relativement sec. En cette fin d’été, la neige qui tombait en rafales intermittentes fondrait sans doute dans la journée. Elle allait s’accumuler dans les creux et brouillait les silhouettes des petites crêtes parallèles qui s’étiraient au loin.
Le soleil se limitait à une vague incandescence derrière les nuages, à proximité de l’horizon. Nous pouvions compter sur encore quelques heures de jour, mais nous avions tout l’équipement nécessaire pour opérer dans l’obscurité. Les soldats ont chargé de puissantes lampes portables et toute une série d’autres appareils sur des chariots autonomes munis de grandes roues articulées. Ils ont ensuite commencé à avancer en formation, suivis par les civils.
Nous naviguions à la boussole. Les machines des Hypothétiques étaient toujours trop loin pour qu’on les voie. Nous avions atterri bien à l’extérieur du périmètre défini par la perte des drones. On ne savait toujours pas quel effet cette limite aurait sur nous et notre matériel. « Nous faisons confiance aux Hypothétiques, bien entendu, a dit Oscar. Mais comme tout être vivant, ils ont des fonctions automatiques. Des choses peuvent se produire sans volonté consciente, surtout avec l’énorme différence d’échelle spatio-temporelle. » Mais rien de tout cela ne semblait aussi réel ou important que la poussée du vent, le crissement monotone des cailloux sous nos pieds ou la vague puanteur du sulfure d’hydrogène qui s’insinuait dans nos masques.
Nous marchions depuis presque une heure quand l’un de nos techniciens a consulté un instrument et stoppé notre progression.
« On est arrivés au périmètre », a chuchoté Oscar : la limite au-delà de laquelle tous nos drones étaient mystérieusement tombés en panne.
Trois soldats sont partis devant, le reste d’entre nous attendant avec nervosité. La neige tombait moins fort et on voyait au-dessus de nos têtes des portions de ciel dégagé, mais le jour baissait vite. Les scientifiques ont braqué deux de leurs projecteurs sur la pénombre.