J’avais plutôt bien connu Oscar, à l’époque où j’étais Treya qu’on formait à son travail d’agent de liaison. Il avait toujours manifesté une confiance paisible dans la pureté et l’objet de son travail. « Il monte et descend au gré du courant », disait un proverbe voxais de quelqu’un qui cherche à connaître les besoins de Centre-Vox et les satisfait sans se plaindre. C’était Oscar tout craché. Mais sa sérénité avait commencé à s’effriter. Le fait qu’Isaac ait choisi de rencontrer en privé une apostate sans nœud, en s’assurant que même la surveillance de routine du Réseau n’entendrait pas cette conversation, avait saboté sa perception parfaitement affûtée de l’ordre.
Je lui ai raconté qu’Isaac avait eu envie de parler du XXIe
siècle avec moi.« Tout ce que tu pourrais savoir sur le passé, il y a facilement accès lui-même.
— Peut-être que je l’intriguais. Je n’en sais rien. Peut-être qu’il avait envie de parler anglais un moment.
— Que ce soit en anglais ou pas, qu’est-ce que tu pourrais bien avoir à dire d’intéressant pour un être comme
C’était insultant, aussi me suis-je servi d’une expression qu’Oscar n’avait peut-être pas rencontrée durant sa formation officielle : « Va te faire foutre », lui ai-je lancé en refermant la porte.
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Turk n’a donné aucune nouvelle – il m’avait prévenue qu’on le garderait peut-être jusqu’au matin suivant l’opération – et j’ai décidé que je ne pouvais pas rester seule plus longtemps, en partie de peur que mon rythme cardiaque ou ma chimie hormonale fournissent un indice supplémentaire au Réseau sur mon état d’esprit, surtout si Isaac oubliait de bloquer les capteurs. J’avais besoin de distraction. Je suis donc sortie prendre un transport jusqu’au plus proche grand espace public, une terrasse qui donnait sur une zone de marché, afin d’assister au défilé de lumières organisé pour le festival d’Ido.
Centre-Vox était une cité de rituels et de festivals. En tant que Treya, je les avais toujours beaucoup aimés. La partie Allison en moi s’étonnait qu’un régime aussi guindé que Vox apprécie autant les réjouissances. Mais Vox était une démocratie limbique : nous ne savions rien faire de mieux que partager une émotion publique.
Vox avait été fondé sur une planète appelée Ester, à cinq mondes de la vieille Terre. Nous en avions gardé l’année de 723 jours et la division d’une journée en vingt-quatre heures (un usage aussi ancien que la Terre elle-même, même si les heures et les jours duraient un peu plus longtemps sur Ester). Vox avait traversé ces cinq mondes, naviguant sur la mer isotrope qui reliait tous ceux de l’Anneau, à l’exception de Mars. Nous célébrions souvent quelque chose : la Fondation, les Prophéties, les anniversaires de batailles historiques, et caetera. Le festival d’Ido commémorait notre victoire sur les forces bionormatives à l’Arc de Terivine, la bataille où nous avions capturé les ancêtres de la caste des Fermiers.
C’était une fête martiale, avec feux d’artifice, tambours et défilés aux flambeaux, en général joyeuse et généreuse. Cette année-là, les victuailles étaient rationnées et les festivités empreintes d’une touche d’hystérie. Tout le monde savait que c’était peut-être le dernier Ido avant la recréation du monde.
De toute évidence, je ne pouvais y participer. Même si je l’avais voulu, tout Centre-Vox m’avait vue aux informations et savait que j’étais une traîtresse à mon propre passé, une note dissonante dans l’histoire des Enlevés. Et comme je n’avais pas d’interface, mon comportement semblait obscur et indigne de confiance. La foule ne présentait aucune menace pour moi, du moins pour le moment, sinon celle d’être ostracisée et ignorée si j’essayais de me joindre à elle. J’ai donc trouvé un endroit où je pouvais être seule, une parcelle boisée au-dessus de la zone de marché. À sept ou huit cents mètres en aval, dans le jour qui diminuait et cédait du terrain à la nuit, la place du marché s’est remplie de porteurs de tiges lumineuses de diverses tailles et de diverses couleurs, bientôt rassemblés derrière un meneur qui les a conduits dans le labyrinthe des étals en une sinueuse file mouvante. L’effet était spectaculaire, dans le noir et à distance, comme si un rutilant serpent multicolore s’entortillait et s’enroulait en oscillant au rythme des tambours.
Je me suis sentie triste, je me suis sentie paradoxalement nostalgique. Je n’étais plus Treya et ne voulais pas l’être, mais le plaisir qu’elle tirait d’événements de ce genre me manquait.