De la fenêtre de sa chambre, Ellula contemplait avec tristesse un paysage qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion d’admirer. La lande ondulait sous les vents du large qui ployaient les herbes et projetaient les pétales des mauvettes sur les rochers noirs. Au deuxième plan, à demi occultées par les brumes permanentes, les vagues de l’océan bouillant se brisaient sur les récifs déchiquetés dans d’immenses gerbes d’écume qui s’élevaient au-dessus des falaises et donnaient l’impression que des sources fumantes jaillissaient du sol.
Elle suivit un moment la course bondissante d’un aro de son père qui poursuivait un yonak éloigné du troupeau, puis son regard revint se poser sur les frissons ondulants de la lande et de l’océan, un double mouvement perpétuel, fascinant, synchronisé parfois, chaotique le plus souvent. Elle avait couru tous les jours dans ces herbes battues par les rafales, escaladé les pierres et les falaises, reçu sur la nuque et le cou des gouttelettes brûlantes, exploré les criques à marée basse, rassemblé les yonaks au crépuscule, puis, enivrée d’air, d’iode, d’odeurs, de chaleur, elle s’était assise sur le balcon de la maison pour observer sans jamais se lasser les fugues aériennes jouées par les fleurs mauves et les envolées blanchâtres d’écume.
Ses quatre demi-sœurs avaient quitté la maison familiale les années précédentes afin de rejoindre leur nouveau foyer. Elle n’avait pas assisté aux cérémonies de mariage, car seules les premières épouses pouvaient prétendre à une célébration festive, et aucune d’elles ne s’était mariée en premier rang. C’était Prendan Lankvit, son père, qui avait négocié ces unions lors des rassemblements hebdomadaires au temple local de l’Erm et, comme il n’était pas très riche, qu’il avait proposé une misérable dot de deux yonaks pour chacune de ses filles, il n’avait trouvé pour elles que des hommes déjà nantis de trois ou quatre épouses. En bonnes Kroptes, elles avaient accepté de partager leur mari avec des femmes mieux placées qu’elles sur le plan hiérarchique et affectif. Ellula avait reçu de leurs nouvelles par l’intermédiaire des jolis-gorges, des jeunes garçons qui se mettaient au service de la communauté pendant deux ans pour colporter les nouvelles de domaine en domaine. Elle avait appris qu’Aïra, l’aînée, avait donné naissance à un fils, que deux autres étaient enceintes, que la quatrième, Obvia, travaillait dur pour se frayer un chemin dans le cœur d’un époux inflexible. Elle avait souffert de leur absence, même si, nées d’une autre mère et plus âgées qu’elle, elles ne lui avaient jamais témoigné de véritable tendresse et l’avaient souvent exclue de leurs jeux, de leurs rires, de leurs disputes, de leurs secrets. Elles avaient laissé derrière elles un vide douloureux que n’avaient pas réussi à combler l’affection étouffante de sa propre mère, Alva, l’amour bourru de son père et la pédagogie distante et agacée de Mazira, la première épouse à qui revenait traditionnellement la charge d’éduquer les jeunes filles.
Elle fut envahie d’une tristesse tellement poignante qu’elle dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Les envoyés d’Isban Peskeur allaient bientôt arriver, et le moment aurait été très mal venu de présenter mauvaise figure et d’attirer la réprobation générale sur la famille de Prendan Lankvit. Mazira avait essayé tant bien que mal de lui inculquer les valeurs fondamentales des femmes kroptes, le sens du devoir, la pudeur, l’obéissance, et, même si la perspective de devenir la cinquième épouse d’Isban Peskeur, un fermier de l’intérieur, la révoltait profondément, elle refusait de s’enfuir à toutes jambes et de se réfugier dans les labyrinthes de la falaise comme le lui soufflait la voix insidieuse de l’egon, le démon du désir individuel. Elle portait le nom emblématique d’Ellula, l’héroïne la plus célèbre de la mythologie kropte, et elle se devait d’extirper l’égoïsme de son cœur avec la même force que les vents arrachaient les pétales des mauvettes ou que les vagues fouettaient les récifs. Les femmes kroptes ne s’appartenaient pas, elles avaient pour rôle de perpétuer et consolider la communauté, de transmettre une tradition qui remontait à des milliers d’années et glorifiait la dévotion, la soumission, la rectitude morale.