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Ellula s’abstint de lui révéler qu’elle avait vu sa propre mort dans les étoiles, qu’elle partirait bientôt – elle ne savait exactement quand, le temps était l’élément le moins précis de ses visions – pour son dernier voyage. Elle n’en concevait aucune tristesse, car elle ne se sentait pas faite pour la vie de labeur et de sujétion des femmes kroptes, mais elle ne voulait pas plonger sa mère dans les affres d’une inquiétude inutile.

« Rien ne prouve qu’Isban Peskeur emmène sa famille à Madeïon, dit-elle.

— Je l’y ai déjà vu. C’est un bon Kropte. »

Alva se releva, rejoignit Ellula devant la fenêtre, laissa errer un moment son regard sur la lande, sur l’océan, sur le troupeau de yonaks que surveillaient les deux aros assis sur leurs pattes postérieures. Née dans une ferme de l’intérieur à plus deux cents kilomètres du littoral, elle n’avait jamais réussi à s’habituer à ce paysage de brumes perpétuelles traversées par les averses violettes des mauvettes à floraison perpétuelle, à cette insupportable moiteur engendrée par l’évaporation de l’océan bouillant dont l’eau ne descendait jamais en dessous de soixante-dix degrés. Ici, les yonaks n’avaient ni le même poids ni la même robe ni les mêmes cornes que les yonaks des terres intérieures : nourris par une herbe moins grasse, moins riche, ils semblaient être des spécimens rabougris de leurs congénères des grands domaines du Sud. Les femelles donnaient un lait chiche et âpre, les mâles une laine éparse dont un triple filage ne parvenait pas à adoucir la rugosité, ils produisaient une viande et un cuir de mauvaise qualité, boudés par les négociants du Nord lors des marchés hebdomadaires de l’Erm. En outre, Alva se brisait les reins à longueur de journée dans un potager où seules daignaient pousser les variétés les plus résistantes de légumes et de fruits, les plus fades par conséquent, ce qui ne facilitait guère la diversité culinaire. Mais elle avait trouvé un foyer malgré la ruine de sa famille et elle avait engendré l’une des plus belles filles de tout le continent Sud – sa modestie l’empêchait de dire la plus belle. Ellula avait certes été traversée par ces visions démoniaques extirpées de son corps prépubère au cours d’un rituel éprouvant, mais, malgré cette humiliation publique, sa fille restait sa fierté, son orgueil, un sentiment qu’elle ne cherchait pas à combattre bien qu’il relevât manifestement de l’egon. L’annonce du mariage d’Ellula et l’imminence de son départ l’écorchaient vive, et elle sombrait déjà dans une mélancolie annonciatrice d’un état dépressif durable. Elle pleurait toutes les nuits depuis plus d’un mois, en proie à des insomnies fiévreuses, inquiètes, au cours desquelles elle repoussait de toutes ses forces la pensée obsédante que sa fille lui était à jamais retirée, exactement comme celle-ci venait de le lui annoncer quelques minutes plus tôt.

« Ne t’avise surtout pas de parler de tes visions devant Isban Peskeur, balbutia-t-elle.

— J’ai appris à les garder pour moi, répondit Ellula.

— Tu veux dire que…

— Maman, est-ce que tu crois qu’il suffit de fouetter quelqu’un pour l’empêcher de communiquer avec le ciel ? »

Un pli d’amertume se creusa aux commissures des lèvres d’Alva. La lumière d’Aloboam, filtrée par les brumes, soulignait l’aspect anguleux de son visage dont la peau semblait peu à peu se racornir, s’enfoncer dans les os.

« Pas davantage, je suppose, que la loi kropte n’empêche les femmes de rêver, murmura-t-elle. Les visions sont encore plus douloureuses lorsqu’on ne peut pas les libérer. »

La surprise agrandit les yeux d’Ellula, qui ne s’était jamais posé la question de savoir d’où lui venaient ses dons méta-psychiques. Elle prenait conscience en cet instant qu’elle les tenait de sa propre mère, cette femme effacée et aimante dont elle ne connaissait du passé que des bribes.

« J’ai eu deux ou trois prémonitions autrefois, reprit Alva. J’en ai parlé à mon père. Il n’a rien dit, il a dégrafé la ceinture de son pantalon, il a relevé ma robe et m’a frappée jusqu’au sang. Il n’a pas eu besoin de recourir à l’eulan pour m’exorciser. Je n’ai pas pu m’asseoir pendant sept jours. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance des fesses ! »

Elles pouffèrent toutes les deux comme elles savaient le faire lorsque Prendan Lankvit s’absentait de la maison et qu’une euphorie soudaine les entraînait dans des crises de fou rire qui finissaient par emporter Mazira en personne.

« Ton corps sera ton meilleur allié si tu sais t’en servir, poursuivit Alva. Si je n’ai pas chassé Mazira de la couche de Prendan, c’est parce que je n’ai pas d’attrait pour les choses du… enfin, tu comprends ce que je veux dire.

— Les hommes me font peur.

— Peut-être sauras-tu les apprivoiser ? Tu sembles née pour l’amour, Ellula.

— Pourquoi Isban Peskeur m’a-t-il choisie ?

— Il a entendu parler de ta beauté. C’est lui qui a approché ton père à Madeïon. Tous les hommes du continent Sud rêvent de te mettre dans leur lit.

— Ne sait-il pas que j’ai été exorcisée ?

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