Prendan Lankvit avait offert à Isban Peskeur ses deux plus beaux yonaks, un mâle et une femelle. Les faire grimper sur la passerelle n’avait pas été une mince affaire. Il avait fallu les tirer et les pousser en même temps, et, quand ils avaient enfin daigné s’engager dans les stalles de la proue, ils avaient failli défoncer les cloisons à coups de cornes. Prendan avait rapidement embrassé sa fille au pied du char à vent, puis il s’était éloigné à grands pas dans la lande, les épaules voûtées, la tête basse, comme pressé de s’enfoncer dans la solitude arrière de la vieillesse. Il aimait sa fille avec la tendresse bourrue des frustes, mais la mort de Barkan avait brisé quelque chose en lui. Si Mazira persistait à refuser à sa deuxième épouse la possibilité d’engendrer un nouveau fils, il disparaîtrait sans laisser d’héritier mâle, et les eulans, à sa mort, confieraient sa ferme à un louager dépourvu de terres. Mazira avait donné un baiser sec à Ellula, un coup de pommette plus exactement, et lui avait rappelé d’une voix cassante les sept principaux commandements de l’épouse. Quant à Alva, elle s’était effondrée au milieu de leur étreinte : ses jambes s’étaient dérobées sous elle et, sans le bras secourable d’un membre de l’équipage, elle serait tombée de tout son poids sur les dalles de pierre de la cour.
Ellula avait pris place sur le premier des cinq bancs scellés sur le plancher et situés entre la proue et le mât principal. À ses côtés se tenaient deux femmes en haillons, des ventres-secs probablement, ainsi qu’un joli-gorge coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une épaisse veste de laine brune, et dont la barbe clairsemée ne parvenait pas à travestir la juvénilité. Un homme roux, ses trois épouses et leurs huit enfants occupaient les deux bancs suivants, des hommes aux barbes vénérables et au verbe grave se répartissaient les sièges restants. Les secousses ballottaient d’un côté sur l’autre les bagages entassés dans un renfoncement du pont. Le viatique d’Ellula se résumait à trois galettes végétales, deux morceaux de viande séchée, deux galets gravés de l’antique monnaie kropte remis religieusement par sa mère pour faire face à d’éventuelles dépenses imprévues, un nécessaire de toilette, deux paires de chaussures et trois tenues de rechange.
Le char fendait à présent une herbe noire, visqueuse, une lèpre végétale qu’égayaient parfois les fleurs or et blanc de nénuphars. De grands batraciens dérangés par le bruit effectuaient des bonds prodigieux par-dessus les résineux qui se dressaient dans ce paysage de désolation comme des épouvantails aux bras multiples et décharnés. L’A brillait de tous ses feux dans l’azur étincelant.
« Des poaks, dit le joli-gorge. Une espèce géante de batraciens qu’on ne trouve que dans ces marais. Leur nom vient de leur cri. Si j’en juge par votre tenue, vous vous rendez à votre mariage, n’est-ce pas ? »
Elle hésita à lui répondre. Elle n’était pas encore mariée mais, revêtue de sa robe de promise, elle ne savait pas si elle pouvait soutenir une conversation avec un inconnu,
« La loi dit que vous pouvez me répondre sans vous compromettre, poursuivit le joli-gorge avec une moue amusée. Vous n’êtes pas encore sous l’autorité de votre mari. Quel qu’il soit, d’ailleurs, il aura bien de la chance. »
Le vacarme du char à vent et les cris des membres d’équipage l’avaient contraint à hausser la voix, à hurler presque. Le compliment la fit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Troublée, elle feignit de s’absorber dans la contemplation des sauts des poaks à la peau verdâtre et luisante.
« Je rentre chez moi, insista le jeune homme. J’ai fini mon service de joli-gorge. Voici deux ans que je parcours le continent Sud dans tous les sens pour donner des nouvelles à ceux que la vie a éloignés de leur famille. Je suis allé jusqu’au péripôle, une contrée sauvage, magnifique, prise dans les glaces dix mois sur quinze. Et vous, de quel coin venez-vous ?
— Du littoral, répondit-elle sans le regarder.
— Ces deux yonaks, c’est votre dot ? »
Elle acquiesça d’un mouvement de tête, consciente de la pauvreté de son présent à son futur époux. La lande lui manquait déjà, ainsi que l’air saturé de sel, les brumes mystérieuses, la chaleur du bouillant, les averses de pétales. Elle mourait d’envie de retirer sa robe et sa coiffe de promise, son corset, son jupon, ses bottines de cuir, de sauter du char, de se mêler au ballet des poaks dans cette herbe hideuse qui s’étirait à perte de vue sous les rayons accablants d’Aloboam.
« Je m’appelle Eshan. »