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Ellula se souvint de ces deux femmes qui, deux ans plus tôt, s’étaient présentées à bout de forces à la porte de la ferme familiale et que Mazira, dans sa grande mansuétude, avait autorisées à rester quelques jours dans l’étable en compagnie des yonaks. Elles avaient été traitées avec moins de considération que les aros de son père. Elles avaient dormi dans la paille bien que trois chambres fussent disponibles, et n’avaient mangé que des restes servis dans des écuelles de bois. Elles avaient lavé leurs vêtements dans les flaques chaudes et salées de l’océan bouillant, les avaient étalés sur les rochers et étaient restées nues, blotties l’une contre l’autre, pendant qu’ils séchaient. Vivants symboles de la déchéance physique, sociale et matérielle, elles avaient jeté sur Ellula des regards d’envie, de tristesse, de folie, et longtemps les éclats tragiques de leurs yeux avaient hanté ses rêves.

« Je n’ai que seize ans, maman.

— La plupart des filles sont mariées à ton âge. » Alva débitait son lot d’évidences d’une voix monocorde que brisaient d’imperceptibles fêlures. Elle masquait comme elle le pouvait la souffrance que suscitait la séparation imminente d’avec sa fille, la chair de sa chair, sa seule source de joie dans une existence placée sous le signe de l’austérité et du renoncement. « Isban Peskeur est un bon parti : il possède des terres riches et plusieurs centaines de têtes de bétail. Son sens de la justice et sa générosité sont connus sur tout le continent Sud, et…

— Il est vieux, l’interrompit Ellula.

— Bon nombre d’hommes restent verts après soixante-dix ans. Ton père, par exemple, n’a rien perdu de sa vigueur. Il parle même de me faire un deuxième enfant, le fils qui remplacerait Barkan, mais Mazira s’y oppose.

— Je ne serai que la cinquième épouse. »

Alva s’assit sur le lit et, d’un geste machinal, lissa du plat de la main la robe nuptiale. La lumière douce du matin effleurait les poutres apparentes, les pierres noires des murs et les lattes d’un parquet vermoulu, hérissé d’échardes qui s’enfonçaient à la première occasion dans les pieds étourdis. Les tapis de peau et les bouquets de mauvettes séchées ne parvenaient pas à égayer un intérieur que l’exiguïté des fenêtres maintenait dans un clair-obscur diffus et constant. Dans un coin trônait un bac creusé dans un énorme bloc de pierre, surmonté d’une manette de bois qu’il suffisait d’abaisser pour obtenir de l’eau chaude, elle-même puisée dans un puits bouillant, partiellement dessalée et acheminée dans les différentes pièces de la maison par un antique réseau de tuyaux végétaux. C’était le seul luxe de la famille Lankvit, un luxe autorisé dans la mesure où il ne résultait pas d’une violation de la loi des origines.

« Cinquième, troisième, première, quelle importance ? soupira Alva. L’essentiel est que tu saches te faire apprécier de ton mari. »

Ellula se détourna avec brusquerie de la fenêtre et fixa sa mère d’un air sévère.

« Qu’en sais-tu, toi que mon père a traitée comme une servante tout au long de ta vie ? »

Alva resta un moment pétrifiée sur le lit, la bouche ouverte, incapable de proférer le moindre son. Les souffles d’air jouèrent pendant quelques secondes avec les mèches qui dépassaient de sa coiffe. Elle n’avait pas atteint ses trente ans, son visage émacié n’avait pris aucune ride, ses cheveux avaient conservé une blondeur éclatante, mais elle ployait sous le fardeau d’une vieillesse précoce. Ellula s’était parfois surprise à penser que sa mère, pourtant nettement plus jeune et plus jolie que Mazira, avait l’air plus âgée et plus laide que la première épouse, comme si sa condition lui imposait de ne paraître en rien supérieure à la reine mère de la maison de Prendan Lankvit.

« Je n’ai jamais eu à me plaindre de mon sort, murmura Alva. La grande épidémie de fièvre alfoïde a ruiné ma famille, et Prendan Lankvit a fait preuve d’une grande bonté en m’accueillant dans sa maison alors que mon père n’avait pas la possibilité de lui offrir de dot. Je me suis efforcée toute ma vie de me conformer aux préceptes d’Eulan Kropt et de ses successeurs. » Elle était visiblement au bord des larmes, et sa confession avait résonné dans le silence de la chambre comme une longue plainte. Ellula s’était depuis longtemps rendu compte que sa mère luttait sans cesse contre elle-même, contre ses désirs secrets, contre les mille chuchotements de l’egon. « Nous ne nous reverrons plus jamais, maman. » Ellula regretta aussitôt ses paroles, consciente qu’elles n’aboutiraient qu’à accentuer la cruauté de leur séparation.

« Ne dis pas de sottises ! protesta Alva en se redressant. Je te retrouverai chaque année au grand rassemblement annuel du cirque de Madeïon. Et j’aurai de tes nouvelles par les jolis-gorges. »

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