Clairia ne versa pas une larme lorsque Lœllo lui annonça la mort de Laslo, mais à partir de ce jour elle cessa de chanter. Bien que minuscule, leur fille Istria se développa normalement après une fièvre sévère qui faillit l’emporter. Abzalon rendit plusieurs visites à son ami de la cuve bouillante, dont il revint rasséréné, nettoyé de ses doutes et de ses remords. Ellula ne lui reprocha pas d’avoir trahi son serment. De même, elle n’exigea plus de lui aucune promesse, elle décida de l’aimer comme il était, avec ses forces et ses faiblesses, avec sa douceur infinie sous le fer blessant de son armure.
Ils devaient ce retour de la paix à une poignée d’enfants qui, comme des insectes obstinés, convoyaient inlassablement les vivres par les méandres obscurs du vaisseau. Djema et ses compagnons avaient connu quelques problèmes de coordination au début, d’autant qu’il leur avait fallu incorporer six nouveaux et retoucher les vêtements procurés par Maran, puis ils s’étaient organisés et s’étaient réparti les tâches selon les qualités de chacun. Ainsi, Maran et Pœz, les plus hardis, se chargeaient d’ouvrir la voie dans le pays des robes-noires et de prélever les plateaux sur les chariots automatiques, Mung et un garçon du nom de Darl, les moins aventureux, restaient dans le local technique pour refermer la porte au cas où les moncles viendraient fouiner dans les parages, Djema, Aphya et les quatre autres effectuaient d’incessantes navettes entre la cabine du domaine 5, un appartement de deux pièces où était entreposé le butin, et le local technique du bas. Ils empruntaient les coursives les moins fréquentées, les escaliers reculés, les places désertes. S’ils ne prenaient pas de précautions particulières lorsqu’ils déambulaient les mains vides, leurs vêtements kroptes suffisant à donner le change, ils déployaient la plus grande vigilance pour transporter les plateaux. L’un d’entre eux partait devant en reconnaissance, s’assurait que la voie était libre, prévenait les autres d’un sifflement. Ils franchissaient alors la coursive ou l’escalier au pas de course, s’immobilisaient à l’entrée du passage suivant, attendaient Göt, le garçon qui surveillait les arrières, recommençaient l’opération jusqu’à ce qu’ils aient gagné le pays des robes-noires. Une fois parvenus au local technique, Mung et Darl acheminaient les plateaux jusqu’à l’entrée du boyau, les posaient sur le plancher, sur les échelles, sur les passerelles. Lorsqu’ils ne savaient plus où les entasser, ils les passaient de l’autre côté, la partie la moins difficile, la plus ludique de l’entreprise, celle à laquelle seul Maran ne participait pas.
Le jeu, l’aventure du départ se transforma peu à peu en une activité routinière et éreintante. La tranquillité des quartiers reposait désormais sur leurs seules épaules et la tension nerveuse les empêchait de trouver le sommeil. Djema constata que la fatigue entraînait certains d’entre eux à commettre des erreurs, à courir des risques inutiles. Elle ne s’en ouvrit pas à ses parents cependant, car elle estimait que l’ingérence des adultes n’aboutirait qu’à briser la cohérence de son groupe.
Un soir, Juna lui reprocha vivement de jouer dangereusement avec la santé de ses filles. Ce fut Abzalon qui prit sa défense :
« Ce sera bien pire si la faim revient dans les quartiers.
— C’est aux hommes de se débrouiller pour nourrir leur famille, pas aux enfants ! rétorqua Juna.
— Tu n’as qu’à les reprendre, tes filles, fit Djema d’un ton sec.
— Nous ne sommes pas fatiguées, mentit Aphya.
— Nous en discuterons à la cabine. »
Juna prit ses filles par la main et les entraîna avec brutalité dans la coursive basse.
Le lendemain, la petite troupe, réduite à huit unités, fut obligée de se démultiplier pour compenser les absences de Mung et d’Aphya. Pœz, esseulé, fut surpris par un patriarche alors qu’il suivait un chariot, ployant déjà sous le poids d’une dizaine de plateaux.
« Hé, toi, qu’est-ce que tu fabriques ? »
Pœz lâcha aussitôt son chargement et tenta de fuir, mais le patriarche, d’une vivacité étonnante pour un homme de son âge, le saisit par le bras et l’empêcha de gigoter en lui comprimant douloureusement les muscles.
« Tu… tu me fais mal, gémit le garçon.
— Voleur et impoli ! grogna le Kropte. Explique-moi pourquoi tu as besoin d’autant de nourriture. Tu n’es pourtant pas bien gros. »
La douleur et la peur se conjuguèrent pour empêcher Pœz de fournir une réponse plausible.
« J’attends », glapit le vieil homme.
Sa barbe blanche et ses yeux clairs, presque transparents, accentuaient la sévérité de son visage. Les bords de son chapeau et les manches de sa chemise s’effilochaient, ses bretelles ne parvenaient pas à contenir son ventre rebondi et flasque.
« Une famille… une famille m’a demandé de lui apporter ses repas, déglutit Pœz.
— Quelle famille ?
— Hau… Haudebran…
— La seule Haudebran que je connaisse est une ventre-commun. Mène-moi à tes parents : il seront ravis d’apprendre qu’ils ont un enfant voleur, impoli et menteur. »