Sorama, la mère de Maran, une belle femme malgré ses yeux morts, s’était prise d’affection pour ces petits voleurs qui égayaient son existence et renouaient le lien avec les épouses exilées. Elle les reconnaissait sans hésitation au bruit de leurs pas, à leur odeur, à leur souffle. Elle aimait particulièrement caresser le visage de Djema, la fille d’Ellula, qui avait sorti son fils de sa solitude comme sa mère avait sorti les épouses kroptes de leur résignation. Elle tremblait bien entendu pour Maran, ce fruit du viol sur lequel elle avait reporté tout son amour, mais elle préférait le savoir exposé au danger et heureux en compagnie de ses amis plutôt que condamné à la clandestinité.
Après trois mois de dérèglement puis d’inactivité complète, les chariots firent leur réapparition et effectuèrent leurs premières livraisons. Comme elles étaient encore irrégulières, les deks rassemblèrent les plateaux-repas et confièrent à Ellula et à ses compagnes le soin de procéder au partage.
La bande des « lakchas » ne cessa son activité que lorsque les chariots eurent repris leur rythme métronomique d’avant la panne. Après une cure de sommeil de cinq jours, les neuf enfants continuèrent de rendre de régulières visites aux ventres-communs du pays kropte et, en compagnie de Maran, désormais indissociable de leurs jeux et de leurs rires, s’aventurèrent dans d’autres régions du vaisseau. La passerelle de la cuve de refroidissement qu’avaient empruntée leurs mères quelques années plus tôt leur servait désormais de lieu de rendez-vous.
Le premier à s’y baigner fut Pœz, le plus téméraire des neuf. Il se dressa tout habillé sur la barre supérieure de la balustrade et sauta dans l’eau dont la température élevée, presque bouillante, lui tira des glapissements. Comme il n’avait pas appris à nager, il coula, se débattit, remonta à la surface, se débrouilla comme il le put pour avancer et se hisser sur le rebord métallique qui entourait la cuve. D’en bas, il leur cria qu’ils n’étaient que des peureux s’ils ne venaient pas le rejoindre. Djema l’imita, non qu’elle cédât à sa grossière provocation, mais elle avait envie depuis longtemps d’explorer cet élément qu’elle ne connaissait pas. Contrairement à Pœz, elle eut l’idée de retirer ses vêtements avant de sauter. Elle piqua d’abord profondément vers le fond du bassin, trouva cette immersion très agréable malgré les épingles brûlantes qui s’enfonçaient dans sa peau, reprit trop tôt sa respiration, déboucha à la surface, recracha toute l’eau qu’elle avait avalée, vit son double s’échapper d’elle-même et remuer les bras en cadence, reproduisit ses gestes sans affolement, se rendit compte qu’elle gagnait en efficacité lorsqu’elle était totalement relâchée, rejoignit le bord, se hissa à la force des bras aux côtés de Pœz.
« T’as la peau toute rouge, fit-il, troublé.
— Toi aussi ! s’esclaffa-t-elle en tirant sur le col de sa chemise. Si tu… »
Un plouf sonore les interrompit. Maran venait à son tour de sauter. Son chapeau flotta un petit moment au milieu des volutes de vapeur avant de couler. Djema se redressa, inquiète, puis une touffe de cheveux noirs émergea progressivement de l’eau. Maran toussa, vomit, râla, paniqua, sombra à nouveau, reparut quelques secondes plus tard, agita ses membres, maladroitement au début, puis de façon un peu plus méthodique.
Il avait vaincu sa peur viscérale de l’eau pour ne pas laisser Djema seule en compagnie de Pœz. Elle sourit en le regardant progresser péniblement dans sa direction. Elle pressentait qu’ils traverseraient d’autres périodes difficiles et elle savait qu’elle pouvait désormais compter sur l’amour et le courage de Maran Haudebran.
CHAPITRE XVII
SERPENSECS