« Je dois t’avouer quelque chose, dit Orgal, l’air préoccupé.
— Tu es allé voir les mathelles ? » demanda Sveln d’un ton badin où perçait une sourde inquiétude.
Il esquissa un sourire dont l’amertume n’échappa pas à l’attention de son épouse.
« J’ai mes secrets moi aussi, poursuivit-elle, soudain oppressée.
— Ton ancienne liaison avec Mohya ? Elle s’est empressée de me la révéler. Et par le détail ! Elle crevait de jalousie. Elle s’est consolée depuis avec trois ou quatre deks.
— Tu ne m’en veux pas ? »
Il lui effleura la joue d’un revers de main, puis laissa errer son regard sur la coursive déserte et sombre dans laquelle ils se promenaient. Il avisa une porte entrouverte, l’entraîna dans la cabine inoccupée, l’invita à s’asseoir sur la couchette de la première pièce, s’installa à ses côtés. Un drap gris de poussière recouvrait en partie des plateaux-repas vides qui jonchaient la table scellée au plancher. La seule applique en activité dispensait un éclairage diffus, révélait les taches de rouille qui parsemaient les cloisons et le plafond.
« Ton passé est resté chez les Kroptes, Sveln, reprit Orgal. Le mien me poursuivra jusqu’à ma mort.
— Une femme ? »
Il lui caressa les cheveux, respira profondément son odeur, repoussa la tentation de l’allonger sur le matelas habillé d’un seul traversin, de s’étourdir encore une fois dans ses bras, de remettre à plus tard ses aveux.
« Elle a beaucoup compté pour moi, mais je l’oublie avec toi. Il s’agit d’autre chose : je ne suis pas celui que tu crois.
— Qu’importent les crimes que tu as pu commettre ! »
La voix agressive, presque colérique, de Sveln resta un long moment suspendue dans le silence de la cabine.
« Je suis programmé pour en commettre d’autres, fit-il avec une étrange douceur.
— Programmé ?
— Je suis un mentaliste, pas un ancien détenu de droit commun, confessa Orgal dont le débit s’était accéléré comme s’il ne voulait pas être interrompu. Je suis bourré de nanotecs, d’émetteurs et de récepteurs microscopiques grâce auxquels je peux communiquer avec Ester. J’ai été incarcéré dans le pénitencier de Dœq un an avant notre départ. Ma mission était d’établir un lien permanent entre l’Hepta et les deks, d’intervenir si nécessaire, d’éliminer les éléments qui risquaient de compromettre le projet. Rien ne s’est déroulé comme prévu : j’ai reçu l’ordre de retarder au maximum la rencontre entre les deux populations du vaisseau et, dans ce but, de neutraliser Abzalon, Lœllo et le Taiseur, mais je n’ai pas réussi à prendre leur vigilance en défaut. J’ai alors estimé que la guerre était le meilleur moyen de maintenir les deks et les Kroptes dans leurs quartiers respectifs, j’ai soutenu Elaïm, puis Kraer, et je serais probablement parvenu à mes fins s’il n’y avait eu cette initiative des épouses kroptes.
— Pourquoi ? souffla Sveln, livide. Pourquoi ? »
Il se releva, se rendit près de la porte, demeura un moment plongé dans ses pensées, secoua la tête, se retourna, posa sur son épouse un regard d’aro pris au piège.
« Pour nous tenir le plus près possible des prévisions de l’Hepta. Le mouvement mentaliste ne tolère pas qu’on bouscule ses plans. Il n’avait pas prévu, en revanche, que l’Église monclale prendrait le pouvoir et le démantèlerait. Le temps passe si vite sur Ester ! Les robes-noires ont remplacé les correspondants par leurs propres manipulateurs. Tu sais ce que ça veut dire ? »
Elle ne répondit pas, effarée, dépassée par les mots de celui dont elle avait partagé la couche pendant dix-sept ans et qui, elle en prenait conscience à cet instant, restait pour elle un inconnu.
« Je suis une bombe à retardement, reprit-il avec une moue désabusée. Ils peuvent presser le détonateur à n’importe quel moment.
— Tu… tu n’es pas obligé d’obéir à leurs ordres », avança Sveln.
Il revint s’asseoir à ses côtés et lui posa la main sur l’avant-bras.
« Tu ne connais rien à la technologie, tu es si pure, si naïve, si… kropte. Les moncles avaient perdu le contact mais ils ont mis au point un amplificateur et ils peuvent à nouveau modifier mes programmes à distance. Je crois, au train où vont les choses, qu’ils vont bientôt me reconditionner pour mettre fin à l’expérience.
— Tu veux dire que… »
Il acquiesça d’un clignement des paupières.
« Détruire
— C’est horrible ! »
Il se pencha sur elle et l’embrassa tendrement dans le cou.
« Tu peux m’en empêcher si tu en as le courage. »
Elle se recula pour sonder son regard.
« Comment ? »
La réponse s’était déjà dessinée en elle mais elle la rejetait catégoriquement.
« Seul, je n’aurai pas la volonté, dit-il. Mon envie de vivre est trop forte. »