C’est alors qu’un éclair sombre jaillit des cheveux d’Orgal, sinua sur sa joue, sur son menton, disparut dans l’échancrure de sa chemise. Mal remise de sa strangulation, encore vaseuse, Sveln crut d’abord qu’elle avait été victime d’une illusion d’optique, mais elle s’aperçut que la chemise était parcourue d’ondulations, suivit le déplacement de la chose – un insecte ? la chose n’en avait ni la forme ni le mode de locomotion… – sur la poitrine et le ventre de son mari. Une image incongrue lui vint à l’esprit, sa grand-mère maternelle, voûtée, vêtue d’une robe et d’une coiffe noires, assise sur le rebord de la cheminée. Allongée à ses pieds, âgée de cinq ou six ans, elle entendait la vieille femme évoquer l’animal le plus dangereux et le plus sournois qui ait jamais hanté le désert intérieur du continent Sud et dont la morsure tuait un yonak en moins de deux secondes. « À peine plus gros qu’une zihote et bien plus redoutable qu’un aro sauvage… » Sveln se souvint qu’elle avait très peur de se glisser dans les draps ce soir-là, que le moindre recoin de sa chambre lui apparaissait comme un piège mortel. Bien qu’elle n’en eût jamais aperçu, bien que son père lui eût affirmé qu’ils avaient déserté depuis des lustres le continent Sud, des reptiles minuscules avaient hanté ses rêves pendant des mois.
L’éclair noir qu’elle avait entrevu sur la joue de son mari était, elle en avait la certitude à présent, un… serpensec. Épouvantée, elle oublia sa faiblesse, sa douleur, se redressa lentement sans quitter des yeux les vêtements d’Orgal, se recula vers la porte, l’entrouvrit, se rua dans la coursive et s’éloigna aussi vite que possible de cette cabine de malheur.
Les jours suivants, on découvrit plus de trente cadavres dans les appartements et les coursives, hommes, femmes et enfants. Certains furent retrouvés allongés sur leur couchette, d’autres appuyés contre une cloison, d’autres encore penchés sur le repas qu’ils venaient tout juste d’entamer. Des témoignages affluèrent qui confirmèrent les dires de Sveln, et la rumeur se propagea que des serpensecs, les tueurs les plus dangereux d’Ester, proliféraient dans les entrailles du vaisseau. Les deks s’enfermèrent dans leurs cabines et n’en sortirent que pour se fournir en plateaux-repas.
Le silence profond, menaçant, qui avait peu à peu enseveli les quartiers fut brisé un matin par des cris perçants. Une femme se précipita dans une coursive du premier niveau, le cadavre de son nourrisson dans les bras.
« Mes enfants, mon mari, ils sont tous morts… morts… »
D’autres hurlements lui répondirent en écho dans les niveaux du haut, puis un véritable concert de lamentations s’éleva dans les quartiers, qui se prolongea jusqu’au troisième repas du jour. Plus de deux cents cadavres furent cette fois-ci dénombrés. Les reptiles s’infiltraient par les conduits d’aération, par les tuyaux d’évacuation, par les moindres interstices, se dissimulaient dans les plateaux-repas, dans les draps, dans les cabinets de toilette, dans les chaussures. Les deks prirent conscience qu’ils n’étaient plus à l’abri nulle part et la peur dégénéra en psychose. Ils se sentaient impuissants face à cet ennemi silencieux, quasiment invisible et dont la morsure les foudroyait en une poignée de secondes. Ils constatèrent que les serpents avaient l’habitude de se réfugier dans les vêtements ou dans les cheveux de ceux qu’ils venaient d’exécuter et, dès lors, laissèrent les cadavres pourrir sur place.
Lœllo s’engouffra dans la cabine d’Abzalon et d’Ellula où se tenaient déjà Sveln, le moncle Artien et Djema. Cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas vu cette dernière et il fut frappé par sa ressemblance avec Ellula. Djema n’avait pas encore atteint ses quinze ans mais elle avait déjà la poitrine, les hanches et les manières d’une femme. Pœz tardait en comparaison à entrer dans l’âge adulte. Ellula pria le visiteur de s’asseoir et lui servit une part de gâteau qu’elle avait gardée du précédent repas.
« Tu as encore blanchi depuis la dernière fois, dit-elle avec un sourire en ébouriffant la chevelure bouclée du Xartien.
— Y a de quoi s’faire des cheveux blancs, non ? Avec ces saloperies qui rôdent au-dessus de nos têtes ! J’arrive plus à dormir, j’ai trop peur de me réveiller avec des morts autour de moi. Clairia n’est pas très en forme elle non plus…
— Nous en sommes tous au même point. »
Il examina Ellula et pourtant, malgré les cernes qui lui soulignaient les yeux, malgré ses traits tirés, elle lui parut toujours aussi belle, aussi rayonnante.
« On a recensé plus de deux cents morts hier, marmonna-t-il après avoir avalé sans entrain la part de gâteau. On approche les mille. Au train où ça va, nous serons exterminés en moins d’un mois. Les corps pourrissent sur place et la puanteur devient insoutenable. J’aimerais bien tenir le fumier qui a introduit ces saletés dans…
— Je crois le connaître. »