— Sans Maran, sans sa mère, sans les ventres-communs, nous serions tous morts de faim, protesta Djema.
— Pœz ne m’a jamais parlé de ça…
— Il ne t’a pas dit non plus qu’il va parfois se promener de l’autre côté, qu’il est tombé amoureux d’une fille kropte, qu’il se baigne régulièrement avec elle dans la cuve bouillante. »
Seule une brève crispation des mâchoires trahit l’étonnement, le désarroi de Lœllo.
« Y a pas de grenouillères de leur côté ? »
L’adolescent s’avança d’un pas.
« Je sais où elles se trouvent, monsieur. Je suis allé en parler aux autres, je les ai convaincus de les utiliser malgré l’opposition de l’eulan Paxy, mais nous n’en connaissons pas le mode d’emploi.
— De quel droit votre eulan vous l’interdirait ?
— Le respect de la loi naturelle, l’interdit technologique, la tradition kropte… »
Le moncle Artien agrippa le bord de la table et se pencha sur Abzalon et Lœllo.
« De toute façon, vous ne pouvez pas circonscrire vos recherches aux seuls quartiers deks, dit l’ecclésiastique. Les serpensecs ne font pas de distinction.
— Nous irons de l’autre côté dès que nous aurons fini de manger », déclara Abzalon.
Les traits des trois Kroptes se détendirent. Un large sourire éclaira le visage de l’adolescent, le rendit pendant quelques secondes à cette enfance qu’il tardait à quitter.
« Merci, monsieur.
— C’est toi, Maran ? »
Intimidé par le ton et l’apparence bourrus de son interlocuteur, l’adolescent hésita à répondre, chercha Djema des yeux, finit par acquiescer d’un timide mouvement de tête.
« J’suis content de te connaître », dit Abzalon, tendant brusquement la main par-dessus la table.
Maran la serra chaleureusement malgré la crainte que lui inspiraient ces énormes doigts.
« J’ai constaté que les serpensecs attaquaient par cycles, reprit le moncle Artien.
— Qu’est-ce que ça change ? ronchonna Lœllo.
— Il se peut qu’ils se rassemblent dans un seul et même nid entre chaque offensive. Il serait sans doute plus pertinent d’employer votre don à découvrir l’emplacement de leur nid plutôt que de les pourchasser un à un. Je suis allé tout à l’heure dans les appartements du moncle Gardy et j’ai consulté son journal de bord : il évoque une légion purificatrice de mille soldats. Dans l’hypothèse optimiste que vous en éliminiez cinq par jour, il vous faudrait deux cents jours pour venir à bout de mille serpensecs. Et les réserves d’oxygène des combinaisons seront, je vous le rappelle, épuisées au bout de trois jours. Je vous conseille de chercher du côté des sources de chaleur, des cuves peut-être. »
Abzalon et Lœllo traversèrent la cuve du troisième passage, gagnèrent les locaux techniques situés dans les quartiers des moncles et expliquèrent aux trois Kroptes le mode d’emploi des combinaisons.
« S’il vous en manque, doit y en avoir d’autres ailleurs, suggéra Abzalon.
— Nous allons chercher du renfort pour effectuer les démonstrations et la distribution, dit Maran. Voulez-vous que nous mettions des hommes à votre disposition ?
— Ça servirait à rien.
— Bonne chance et encore merci. »
Ils bouclèrent leurs attaches et, suivant les conseils du moncle Artien, commencèrent leur exploration par les abords des cuves. Lœllo baigna peu à peu dans un silence intérieur qu’il n’avait pas ressenti depuis bien longtemps, depuis en fait qu’il avait erré sur les côtes déchiquetées de l’océan bouillant. Debout sur un éperon rocheux, enveloppé par une brume chaude, bercé par le grondement des vagues et les piaillements des grands oiseaux marins, il s’était senti totalement apaisé, en harmonie avec les éléments, une sérénité qu’il n’avait pas retrouvée entre les murs de Dœq et les cloisons métalliques de
Abzalon, lui, essayait de chasser les idées noires qui lui encombraient l’esprit. Juste avant leur départ, Ellula l’avait pris à part, l’avait étreint avec une ferveur inhabituelle, lui avait confié qu’elle avait eu une prémonition la nuit précédente, qu’elle avait vu la mort rôder autour de lui.
Il avait essayé de la rassurer :
« La mort a toujours rôdé autour de moi, mais elle a jamais réussi à m’emporter.
— Quoi qu’il arrive, je veux te remercier de m’avoir rendue heureuse, Abzalon. »
Ému, il n’avait pas trouvé les mots pour rétorquer que c’était à lui de la remercier, et il le regrettait à présent car il ne savait pas s’il la reverrait.
Ils remontèrent la coursive basse qui donnait sur les quartiers des moncles, passèrent devant la porte du premier sas, aperçurent au loin la silhouette fugitive d’un robe-noire.
« C’était donc vrai ! s’exclama Lœllo.
— Quoi donc ?
— Le Qval. Je détecte une présence neutre bienveillante. La même qu’à Dœq.
— T’y croyais pas, hein ?
— T’étais le seul à l’avoir vu, Ab, plaida le Xartien.
— T’as pas mes yeux et j’ai pas tes yeux. On peut jamais voir ce que voit l’autre.
— Tu deviens philosophe avec l’âge. En tout cas, je ne détecte pas de serpensecs dans le coin.
— Peut-être que le vieux moncle pourrait nous donner une indication… Après tout, c’est lui qui les a introduits. »