Il se rendit au bout de l’unique coursive qui desservait les appartements des femmes aux yeux morts. L’intensité de sa perception diminua sensiblement. Il comprit qu’il partait dans le mauvais sens, revint sur ses pas, essaya une autre direction. La sensation de fourmillement se fit immédiatement plus aiguë, un froid glacial lui envahit tout le corps. Il continua de marcher, franchit une porte qui ouvrait sur un palier, luttant contre l’engourdissement qui lui gagnait progressivement les membres. Suivi d’Abzalon, il dévala un escalier tournant et sombre, déboucha sur une place octogonale, emprunta la première coursive sur sa gauche, se rendit compte que ce n’était pas la bonne, rebroussa chemin, s’engagea dans la suivante.
« On approche, Ab… »
Le fourmillement était tellement dense qu’il en devenait blessant. Les serpensecs semblaient frétiller à l’intérieur de lui. Il ne capta pas d’autre présence dans la coursive déserte qui, à l’autre extrémité, ne donnait sur aucun dégagement mais était hermétiquement fermée par une cloison.
« Ils sont de l’autre côté. Faut ouvrir un passage ! »
Abzalon tira une première salve d’ondes foudroyantes qui abandonna une large corolle flamboyante sur le métal lisse. Des grappes d’étincelles dégringolèrent, s’égrenèrent sur le plancher, s’éteignirent après avoir jeté leurs derniers feux. Il essaya de défoncer à coups de pied la cloison chauffée à blanc, mais elle ne céda pas et il dut lâcher une deuxième série d’ondes. Le métal s’enflamma, brûla pendant quelques secondes, répandit une épaisse fumée grise. Cette fois, le matériau s’effrita de lui-même comme de la terre sèche. Ils se glissèrent par la brèche, pénétrèrent dans une pièce hérissée de tubes verticaux et faiblement éclairée par des veilleuses rougeâtres. Abzalon eut la vague sensation de déambuler au milieu des innombrables colonnes et des lanternes ambrées du grand temple astaférien de Vrana. Ils s’enfoncèrent peu à peu dans une forêt de tubes coudés ou rectilignes, en escaladèrent certains, se contorsionnèrent pour franchir les passages resserrés.
« J’les sens, Ab, souffla Lœllo. Ils sont tout près. »
À peine venait-il de prononcer ces paroles qu’Abzalon vit une forme noire sinuer sur le hublot de sa combinaison.
« Merde, y en a un sur moi ! chuchota-t-il.
— Sur moi aussi, fit Lœllo. Laissons-les filer. On va leur réserver une petite surprise, à ces salopards. »
Ils restèrent immobiles pendant cinq bonnes minutes, chacun à l’écoute du souffle de l’autre.
« Ils sont tous là. Je détecte plus de mouvement. »
Ils parcoururent encore une vingtaine de mètres dans le labyrinthe métallique. À la lueur des veilleuses insérées dans les tubes, ils distinguèrent une sorte de fosse carrée aux parois criblées de cavités rondes et recouvertes de grilles métalliques. De fines dentelles de vapeur s’en élevaient mollement, de temps à autre soufflées par un courant d’air.
« Ça ressemble à un regard d’évacuation, dit Lœllo à voix basse. Y a de la fumée, donc de la chaleur. Le petit moncle avait raison. »
Ils s’approchèrent du bord de la fosse, en observèrent le fond, discernèrent un mètre plus bas un pullulement sombre, teinté de rouge par les veilleuses. Des centaines de reptiles noirs s’entortillaient les uns autour des autres, s’agglutinaient en grappes, formaient des monticules qui grossissaient démesurément, s’écroulaient et se reformaient un peu plus loin dans un mouvement perpétuel et frénétique qui avait quelque chose de fascinant, de répugnant.
« On dirait une sorte de danse », commenta Lœllo.
Quelques-uns s’échappaient de la multitude, rampaient à une vitesse sidérante sur les parois et sur le bas des tubes proches, se projetaient à nouveau dans la fosse dans un long vol plané qui les ramenait au centre de l’essaim.
« Jamais vu des serpents faire des trucs pareils ! Bousille-moi tout ça, Ab ! »
Abzalon se cala sur ses jambes, braqua le canon de l’arme sur les serpensecs, pressa la détente pendant dix secondes sans interruption. La fosse s’emplit d’une lumière aveuglante qui éclaboussa les tuyaux proches et obligea Lœllo à détourner le regard. Les parois métalliques et les grilles des bouches d’aération se consumèrent dans une épaisse fumée noire. Lorsqu’elle se fut dispersée, ils purent à nouveau discerner le fond de la fosse, rougeoyant par endroits. Du grouillement des reptiles ne subsistait qu’une mince pellicule de cendres qui voletaient au gré des souffles d’air.
« J’crois bien que ces fumiers feront plus chier personne ! s’exclama Lœllo.
— Tu as réussi, Lœllo !
— Ouais, et j’en ai ma claque de cette combinaison. »
Abzalon fut traversé par un affreux pressentiment lorsqu’il vit le Xartien débloquer les attaches extérieures de sa combinaison.
« T’es sûr que tu captes plus rien ? » cria-t-il.