« Sans combinaison ? La cuve du premier passage ? »
Maran dévisagea Djema, tenta de détecter des traces de moquerie dans les yeux verts de la jeune femme, se rendit compte qu’elle ne plaisantait pas. Il avait rasé sa barbe et coupé ses cheveux en se levant. Il paraissait désormais beaucoup plus jeune que ses vingt-cinq ans.
« Mais… il y fait au moins cent cinquante degrés !
— Tu as peur, Maran Haudebran ? »
Elle passait son temps à le provoquer, à lui imposer de nouvelles épreuves pour retarder le moment de leur union. Il avait gardé en lui des réminiscences de la tradition kropte qui imposait aux femmes de se marier avant l’âge de dix-huit ans, et il ne comprenait pas pourquoi elle se refusait à lui. Il devenait fou lorsqu’elle le congédiait devant la porte de sa cabine après avoir passé une journée entière à se baigner nue en sa compagnie, à le frôler dans l’eau brûlante de la deuxième cuve. Elle tenait peut-être sa cruauté de son père qui, Maran l’avait entendu dire, avait torturé bon nombre de femmes dans les rues de Vrana. Nous ne sommes pas prêts, pas encore, disait-elle à chaque fois qu’il abordait le sujet. Il avait repoussé à plusieurs reprises la tentation de foncer chez les mathelles et de soulager un désir qui devenait encombrant, tyrannique. Les autres couples réguliers de la bande, Pœz et Jaïra, Göt et Aphya, Darl et Mung, Estevan et Lane, avaient consommé depuis longtemps leur amour.
« Je ne vois pas l’intérêt que…
— Le Qval », l’interrompit Djema.
Il remua la tête d’un air désolé comme s’il s’adressait à une folle.
« Et nous risquerions de nous ébouillanter pour rencontrer une créature qui n’existe pas ! »
Elle se leva de la couchette et le rejoignit près de la table. Elle avait emménagé depuis cinq ans dans une cabine du niveau 1 des quartiers des deks. Contrairement à ses amies et contrairement à Maran qui avait élu domicile dans un appartement du niveau supérieur, elle n’avait disposé aucun ornement, aucune tenture, aucune fleur en tissu, aucun dessin sur les cloisons criblées de points de rouille. De même elle ne portait que d’amples robes sans manches dont la simplicité mettait en valeur l’épure de sa beauté.
« Tu me déçois, Maran. Il n’est pas besoin de voir pour croire. J’ai confiance en mon père.
— En un type qui a massacré des dizaines de femmes sur Ester… »
Il regretta aussitôt ses paroles, croyant l’avoir inutilement blessée.
« Justement, rétorqua-t-elle. Il a changé à partir de sa première rencontre avec un Qval. Lœllo me l’a confirmé.
— C’était à Dœq, Djema. Il a très bien pu se forger un Qval imaginaire à l’intérieur du vaisseau. Comment se fait-il que personne d’autre que lui ne l’ait aperçu ?
— Lœllo m’a parlé aussi d’un ancien dek, le Taiseur, qui avait passé vingt ans de sa vie à essayer d’entrer en contact avec les premiers habitants d’Ester. Il disait que la rencontre avec un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.
— Possible. Et alors ?
— Nous devons nous dépouiller de toutes nos peurs pour communiquer avec lui.
— C’est ton double qui t’a suggéré cette brillante idée ? »
Il la soupçonnait d’avoir hérité d’Abzalon sa tendance à l’affabulation, d’avoir inventé cette histoire de double pour conserver une certaine distance avec les autres.
« La seule question qui se pose, Maran Haudebran, est de savoir si tu viens avec moi, répliqua-t-elle d’un ton sec, visiblement agacée par sa moue ironique.
— Et si je refuse ? »
Il savait très bien ce que signifierait un refus. D’ailleurs, elle ne prit pas la peine de répondre, elle sortit de la cabine et se dirigea à grands pas vers l’escalier qui donnait sur la coursive basse. Il la rattrapa alors qu’elle dévalait les premières marches, la saisit par le bras, la contraignit à s’immobiliser.
« Tu ne me laisses jamais le choix, hein ? »
Ses yeux flamboyaient dans la pénombre de la cage. La crispation de ses traits et le tremblement de sa voix annonçaient l’un de ces accès de colère dont il était coutumier et qu’elle traitait en général par une indifférence glaciale.
« Tu as toujours le choix, répondit-elle sans perdre son calme. Je ne te force pas à m’accompagner. Et lâche-moi, tu me fais mal.
— À quelle autre épreuve me soumettras-tu après celle-ci ?
— Qui te parle d’épreuve ? Je te demande seulement de respecter ce que je suis.
— Et moi ? Mes désirs ? Tu les respectes peut-être ? »
Elle attendit que le silence, blessé par le fracas de ses mots, redescende sur eux.
« Rien ne t’empêche d’aller voir une mathelle ou une autre femme.
— C’est toi que je veux, Djema Lankvit, dit-il d’une voix radoucie, presque plaintive.
— Il y a seulement un ordre à trouver entre nous. Tant que tu continueras de vouloir, tu retarderas ce moment. »
Il la relâcha et se fendit d’un long soupir.
« Les choses ne sont pas simples avec toi. Les autres…