— Finissons-en », gémit-il. Parler lui était insupportable, des aiguilles chauffées à blanc lui déchiraient les lèvres. « Ça m’est égal de mourir si c’est avec toi. »
Ils se relevèrent avec difficulté. La vapeur s’était dispersée mais la chaleur avait brutalement augmenté. Il aurait donné n’importe quoi pour apaiser le feu qui le dévorait, qui le rendait fou.
« Ce sont nos peurs qui se consument », déclara Djema.
Il l’aurait volontiers giflée en cet instant mais il se contenta de hurler sa colère et sa douleur.
« Tu reconnais donc que tu en as, espèce de folle ?
— Les dernières, les plus profondes, celles qui m’empêchent de me fondre dans l’ordre.
— L’ordre, ce piège à fanatiques !
— Je ne te parle pas de l’ordre cosmique des eulans, Maran, mais de l’ordre absolu, du flot perpétuel. De l’éternité.
— Finissons-en. »
Il franchit rageusement la porte du sas et s’engagea sur la passerelle qui surplombait la cuve. Il eut l’impression de plonger dans le cœur même du feu, suffoqua, chancela, s’agrippa à la barre supérieure du garde-corps. Il s’embrasait maintenant de l’intérieur, ses organes se dilataient, ses veines se gondolaient, son sang s’évaporait, il ne cernait plus les limites de son corps, il n’était plus qu’une plaie vive, un bloc de douleur. Il voyait le visage de sa mère, ses orbites creuses, son air éternellement inquiet, elle prononçait des mots qu’il était incapable d’entendre, elle le tirait par le bras, le contraignait à la suivre. À chacun de ses pas, il perdait une partie de lui-même, il se dispersait, se fragmentait, et le feu se ruait dans ses blessures, s’infiltrait dans les moindres recoins de son corps. Il recouvra sa lucidité pendant une fraction de seconde, se rendit compte que Djema l’entraînait vers le milieu de la passerelle.
Djema… Son dos, ses fesses, ses jambes se couvraient d’une hideuse teinte rouge, ses longs cheveux ambrés s’en allaient par poignées, elle se décomposait, il s’en moquait, il avait envie d’elle, elle ne serait jamais à lui, qu’importait ? il l’avait aimée dès qu’il l’avait aperçue dans la coursive, affolée, effrayée, poursuivie par les eulans, il avait immédiatement compris qu’un lien indéfectible les unissait, il s’était jeté tout entier en elle.
Il prit vaguement conscience qu’ils s’arrêtaient, qu’ils contemplaient la cuve d’où s’élevaient des colonnes dentelées, éthérées, éphémères, ciselées par les faisceaux obliques des projecteurs. Le feu s’introduisait maintenant par ses pieds, montait par vagues successives le long de sa colonne vertébrale, s’échappait par le sommet de son crâne, investissait chaque fibre de son corps, chacune de ses cellules, lui incendiait l’âme, brûlait ses pensées, ses souvenirs. Les cloques crevaient, des rigoles séreuses s’écoulaient sur sa poitrine, sur son ventre. Il souleva ses paupières gonflées, tourna la tête, regarda Djema debout à ses côtés. Il voulait lui sourire avant de mourir, lui dire qu’il n’éprouvait aucun regret, qu’il était heureux de partir en sa compagnie. Le visage de la jeune femme n’était désormais plus qu’une odieuse caricature, un amas de chair boursouflée d’où émergeaient les éclats perçants de ses yeux. Elle fixait obstinément la cuve.
Toute volonté déserta Maran, qui ressentit un soulagement immédiat. Il accepta de se glisser dans l’oubli, referma les yeux, en paix avec lui-même, franchit un seuil où la matière n’existait plus, où la douleur n’avait plus de prise.
Une ombre se dressa devant lui, lui procura une sensation de fraîcheur qui le revigora, la mort sans doute. Il l’accueillait avec joie, comme une promesse de délivrance. Elle grandit démesurément, le recouvrit tout entier, l’abrita dans son sein rassurant. Des images affluèrent à la surface de son esprit, souvenirs de sa petite enfance, cabine déserte, silence hostile, solitude effrayante, il hurle, personne ne vient, il gît sur un matelas, entouré d’épaisses couvertures qui forment les cloisons et le toit d’une cabane étouffante, rien ne sert de crier, nul ne peut l’entendre. Enfin, quelqu’un ouvre la porte, le plancher vibre, craque, il reconnaît le pas de sa mère, elle écarte les couvertures, se penche sur lui, sourit, le haut de son visage est percé de deux grands trous, elle le prend, le soulève, dégrafe le haut de sa robe, lui présente le sein…
Images d’un passé plus lointain qui ne le concerne pas. L’eulan retire le fer de l’œil d’une femme, elle se tord de douleur et hurle à ses pieds, une nuit perpétuelle efface le monde. « Tu as payé le prix de ta faute, Sorama Haudebran », se rengorge-t-il, drapé dans ses certitudes. Visages silencieux alentour, barbes noires ou grises, yeux emplis de haine ou de pitié…