Un homme se présente devant Sorama, elle ne le voit pas, elle l’identifie à son odeur, à sa façon de marcher : Eshan Peskeur, le chef de l’armée kropte. Il lâche un petit rire cruel, détestable, elle fuit, se heurte à la table, aux bancs, tombe, se relève. Il la suit sans hâte, elle perçoit son souffle, il la coince contre une cloison, l’empoigne par la robe, elle se défend, il la gifle, du sang s’écoule de ses lèvres déchirées, il grogne, l’allonge sur le plancher, lui arrache ses vêtements, l’observe en silence, retarde le moment de l’assaut, elle entend le froissement du pantalon qui tombe sur ses jambes, sur ses bottes, elle se crispe, il lui écarte les jambes du genou, s’étend sur elle, la pénètre d’un puissant coup de bassin, ventre coupé en deux, elle n’a plus de larmes à verser.
Eshan Peskeur, mon père…
Une fillette marche sur un sol étrange, souple, doux, d’une couleur verte qui évoque la teinte passée de certaines robes. Au-dessus de sa tête, une immensité bleue, traversée de nues vaporeuses semblables aux volutes de la cuve. Alentour, de mystérieux êtres à l’unique pied droit et planté dans le sol, surmontés d’une large chevelure bruissante… Ne seraient-ce pas les arbres dont lui a parlé sa mère ? La fillette se dirige vers des constructions aux murs noirs, aux toits gris, pénètre dans une cour, croise un curieux équipage. Un homme coiffé d’un chapeau de paille tient en laisse deux créatures qui marchent sur quatre pattes et dont le front s’orne d’excroissances courbes, pointues. « Tu viens avec moi, Sorama ? crie l’homme. J’emmène ces deux yonaks au pâturage. » Elle le suit au travers de grandes étendues vertes – herbe ? prairies ? Une boule de feu perchée là-haut – l’A ? – dépose sur ses joues une tiédeur agréable, elle entend des cris d’animaux, écoute le murmure de l’air, observe pendant quelques secondes les arabesques aériennes d’une autre créature – oiseau ?
Maran comprit qu’il découvrait Ester à travers les yeux d’enfant de sa mère. Lui n’avait connu que l’environnement cloisonné, gris et monotone du vaisseau, mais elle venait d’un monde bouleversant de beauté, et il ressentait toute la douleur de l’exode, la sensation d’arrachement, le déchirement.
Sorama se promène sur le bord d’une cuve fumante qui se perd à l’horizon, les vagues incessantes se fracassent sur les rochers déchiquetés, se pulvérisent en gerbes dans un grondement permanent. Non loin, son père, ses trois épouses et leurs cinq autres enfants, dont quatre filles, attendent le passage du char à vent. Elle aimerait tant visiter le Nord, ce continent énigmatique qu’on dit habité par les démons de l’Amvâya, explorer un autre pays que ces plaines du Sud où le temps paraît figé. Elle sait que sa vie est déjà tracée, qu’elle épousera un homme avant ses dix-huit ans afin de ne pas être chassée de la ferme familiale, qu’elle s’abrutira dans les tâches domestiques, qu’elle combattra sans relâche les démons de l’egon, qu’elle subira jusqu’à sa mort le poids d’une tradition écrasante.
Maran fut projeté dans d’autres existences, dans celle d’un robe-noire qui plantait son poignard dans la gorge d’un frère de l’Omni, dans celle d’un homme qui fracassait le crâne d’une femme et plongeait les mains dans sa cervelle molle et chaude, dans celle d’une adolescente dénudée que les eulans frappaient avec une branche de zédrier, dans celle d’un garçon qui, du haut d’une falaise, admirait le spectacle grandiose de l’océan bouillant, dans celle d’une mentaliste qui errait sur la banquise du péripôle, dans celle d’un soldat qui foudroyait des corps étendus dans une fosse, dans celle d’un haut dignitaire de l’Église monclale qui ordonnait à un subalterne la destruction de
Il eut envie de partager son bonheur avec Djema. Il se tourna vers elle, elle lui rendit son regard, il discerna la même béatitude dans ses yeux verts. Il voulut la remercier, car sans elle il n’aurait pas eu le courage de s’engager sur ce chemin de souffrance, mais les mots étaient impuissants à décrire ce qu’il ressentait. Il perçut un courant de pensées qui formait un langage, qui ne provenait pas de Djema mais de la créature qui les abritait.