— Je n’en disposais pas à ce moment-là. Je l’ai égorgé avec un éclat de plateau-repas. Et je l’ai regardé agoniser avec un certain plaisir, je vous le confesse.
— Ça m’est arrivé autrefois », murmura Abzalon.
Il vint s’asseoir aux côtés de l’ecclésiastique, sortit de la poche de sa chemise une part de gâteau enroulée dans un pan de tissu et dont il lui offrit la moitié. Le moncle Artien l’accepta et la mangea avec plaisir bien que le gâteau eût un goût prononcé de rance. C’était pour lui un honneur de partager la nourriture avec un homme tel qu’Abzalon.
« Alors, cette proposition ?
— N’y voyez pas d’offense, mais j’ai appris que vous aviez juré à Lœllo d’emmener les siens sur la planète de destination, sur la nouvelle Ester. »
Une ombre de tristesse glissa sur le visage d’Abzalon. On ne pouvait pas dire de lui qu’il avait embelli, mais l’ensemble formé par ses yeux globuleux, son crâne cabossé, ses lèvres rainurées et ses traits chaotiques se laissait désormais contempler sans déplaisir.
« C’est ma femme qui vous a raconté ça, hein ?
— Votre épouse l’a rapporté à Clairia afin de lui redonner du courage, et Clairia me l’a répété.
— Une promesse à un mourant… Il nous reste encore près de quatre-vingt-dix ans de voyage. Je serai mort depuis longtemps si ce foutu vaisseau arrive à bon port. »
Le moncle Artien épousseta les miettes de gâteau sur le haut de sa robe.
« Je peux vous aider à tenir votre promesse, reprit-il. Si vous le souhaitez, bien entendu…
— Y a rien qui pourrait me faire davantage plaisir. Lœllo rôde à l’intérieur de moi. Il ne sera pas apaisé tant qu’il n’aura pas vu la nouvelle Ester à travers mes yeux.
— J’ai découvert un certain nombre de fioles d’eau d’immortalité en fouillant la cabine du moncle Gardy. Elles vous permettront de vous maintenir en vie pendant un bon siècle.
— Y en aurait pour Ellula ?
— Je n’aurais pas le cœur de vous séparer ! s’exclama l’ecclésiastique. Je lui offrirai les miennes.
— Et vous ? »
Le moncle Artien haussa les épaules.
« J’ai déjà vécu trop longtemps. J’ai constaté de surcroît que le vieillissement me rapprochait de l’humain.
— Et les autres ?
— J’ai vérifié les circuits d’eau : la cuve du troisième passage alimente les quartiers en eau potable. Vous n’aurez qu’à y verser régulièrement le contenu des fioles des novices. J’estime que l’espérance de vie de chaque passager augmentera d’une cinquantaine d’années. Qu’en pensez-vous ? »
Abzalon se releva, saisit une combinaison, l’ouvrit, vérifia le niveau d’oxygène sur le petit cadran inséré dans la doublure, la replia et la rangea avec soin sur une étagère.
« J’accepte votre cadeau, moncle, fit-il sans se retourner. Pour Lœllo.
— Je vous souhaite une bonne journée et une longue vie, Ab. »
L’ecclésiastique s’inclina et s’éclipsa de sa foulée menue et tressautante de rondat.
Djema retira sa robe dès que la porte du troisième sas se fut refermée dans un chuintement prolongé. Maran hésita, puis entreprit de déboutonner sa chemise. Nerveux, maladroit, il dut s’y prendre à trois reprises pour dégrafer ses bretelles et son pantalon. Il continuait par habitude – par paresse ? par peur ? – de porter des vêtements kroptes. La chaleur lui enflammait les oreilles et les ongles. C’était de la pure folie, mais Djema semblait bien décidée à aller jusqu’au bout. Des perles de sueur paraient la peau blanche de la jeune femme, captaient des éclats de la lumière violente des lampes, scintillaient, s’irisaient. Il se sentit particulièrement vulnérable lorsqu’il se fut débarrassé de son pantalon, mais un reste d’orgueil le dissuada de rebrousser chemin. Et puis, même s’il refusait de l’admettre, il espérait une belle récompense à l’issue de ce séjour dans la cuve… s’ils en revenaient. La vue du corps de Djema en tout cas, ce corps qu’il avait si souvent rêvé de serrer contre lui, s’associait à la température du sas pour lui faire bouillir le sang.
« Attention aux projections de vapeur, le prévint Djema. Baisse la tête.
— Comment tu sais ça ?
— J’y suis déjà venue. Avec une combinaison. »
Elle pressa quelques touches du clavier posé sur le socle. La porte s’ouvrit lentement et, comme elle l’avait prédit, une vapeur intense s’engouffra dans le sas. Maran se pencha vers l’avant mais inhala une bouffée d’air brûlant qui lui incendia la bouche, la gorge et les poumons. Il s’allongea sur le plancher, chercha désespérément un peu de fraîcheur, crut que sa peau partait en lambeaux, sentit la main de Djema se glisser dans la sienne, entrouvrit les paupières, découvrit la jeune femme allongée à ses côtés, vit qu’elle grimaçait, qu’elle éprouvait la même souffrance que lui, reprit courage, se détendit, ralentit sa respiration, serra les dents en attendant que la vapeur eût évacué le sas. La sensation de brûlure s’apaisa peu à peu, il se redressa légèrement, aperçut des taches et des cloques rouge vif sur les épaules et le dos de Djema, se rendit compte que sa propre peau en était couverte.
« Nous nous en tirons plutôt bien, murmura Djema en s’efforçant de sourire.