Ils visitèrent les quartiers des moncles, enfoncèrent la porte de la première cabine, y découvrirent trois robes-noires qui, à en juger par leur état de décomposition, étaient décédés depuis un bon moment. Ils tombèrent sur quatre autres cadavres dans les appartements suivants, sur un cinquième dans une salle d’eau, mais le vieux moncle demeura introuvable. Ils aperçurent sur une table un cahier aux pages noircies et à demi déchirées, explorèrent un réduit où s’amoncelaient de nombreux appareils, un producteur d’énergie magnétique, des cloches de verre, des récipients de toute taille, des couveuses, des éprouvettes, des bouteilles à moitié remplies de solutions chimiques, un microscope…
« L’antre du monstre, marmonna Lœllo.
— J’ai aussi été un monstre, murmura Abzalon.
— Lui est un lâche. Il n’a pas eu le courage de faire lui-même le boulot. J’espère qu’il sera encore en vie quand on lui mettra le grappin dessus. En tout cas, mon antenne ne bronche pas : y a pas de serpensecs dans le coin.
— Ils ont fait deux mille morts chez les Kroptes pendant qu’ils en faisaient mille chez les deks.
— Ils auraient installé leur nid chez les culs-bénis ? Possible : entre serpents on se comprend…
— Je te rappelle que ton fils fraye avec une Kropte.
— Les réactions de nos gosses nous dépassent, Ab. »
Un spectacle de désolation les attendait dans les quartiers kroptes. Les cadavres jonchaient par dizaines les coursives et les places. Par les portes entrebâillées, ils aperçurent d’autres corps à l’intérieur des appartements, ils virent des hommes, des femmes, des enfants et même des eulans s’équiper hâtivement de combinaisons. Ils déambulèrent au hasard, explorèrent un grand nombre de cabines inoccupées, gravirent des successions d’escaliers, atteignirent le dernier niveau, rencontrèrent des femmes aux yeux morts qui n’avaient pas encore reçu de combinaisons bien que leur infirmité les rendît particulièrement vulnérables. Il ne restait d’ailleurs qu’une vingtaine de survivantes qui, à tâtons, s’affairaient à dévêtir les cadavres de leurs compagnes et à les transporter dans une pièce isolée. Elles s’interrompirent dans leur tâche lorsqu’elles perçurent le pas des deux hommes, se resserrèrent les unes contre les autres, visiblement inquiètes. De nombreux boutons manquaient à leurs robes déchirées, souillées par la transpiration.
Abzalon posa le foudroyeur contre sa jambe, défit le haut de sa combinaison, abaissa sa têtière. Du coin de l’œil, il entrevit les éclats réprobateurs des yeux de Lœllo derrière le verre de son hublot.
« Ayez pas peur, déclara-t-il. Vous allez bientôt recevoir des combinaisons qui vous protégeront des serpensecs. Nous fouillons le vaisseau pour essayer de les éliminer.
— Qui parle ? demanda l’une d’elles.
— Je m’appelle Abzalon. Je suis un dek.
— Vous êtes l’époux d’Ellula, n’est-ce pas ? Djema m’a beaucoup parlé de vous. Je suis Sorama, la mère de Maran.
— C’est justement Maran qui s’occupe de distribuer les combinaisons…
— Je lui ai ordonné de nous servir en dernier. Nous sommes des bouches inutiles.
— J’vois pas de bouches inutiles ici, mais des femmes qui ont aidé nos gosses à s’approvisionner pendant la panne des chariots automatiques. »
Un sourire furtif égaya le visage de Sorama, creusé par la fatigue.
« Pouvez-vous veiller sur Maran s’il m’arrive quelque chose ?
— J’vous le promets, mais il se débrouille très bien tout seul. »
Il remonta sa têtière et verrouilla les attaches extérieures. Le diffuseur d’oxygène se déclencha aussitôt, un courant d’air frais lui lécha le front, la voix de Lœllo retentit par ses oreillettes, gonflée de fureur.
« T’es dingue ! C’est bourré de serpensecs dans le coin ! Ils arrivent de partout. On dirait qu’ils se dirigent vers le même point.
— Y a plus qu’à les suivre. »
Lœllo avait d’abord capté un frétillement, avait fermé les yeux et concentré toute son attention sur cette vibration qui traçait un sillage infime et glacé dans le silence de son esprit, puis il en avait perçu d’autres, des dizaines, des centaines, qui s’entrecroisaient comme les fils d’une trame. Ce grouillement insupportable ne lui avait pas semblé cohérent dans un premier temps. Au bord de la rupture, il avait failli renoncer, débrancher son antenne, mais, peu à peu, il avait détecté un courant, un mouvement convergent. S’il n’avait pas encore localisé l’endroit précis où se rassemblaient les reptiles, il se tenait désormais sur le rayon qui le conduirait au centre du cercle.