Elle revint ainsi qu’il l’avait prédit, mais, malgré les recommandations d’Ellula, elle ne resta pas plus d’une heure dans la cabine, incapable de tenir en place. Elle s’éclipsa à la faveur d’un nouvel étourdissement de Clairia. Ses pas la portèrent machinalement dans la salle alvéolaire, puis devant le pilier qui dissimulait la trappe basculante. Elle hésita un long moment avant de s’y faufiler, consciente qu’il était encore trop tôt pour retourner de l’autre côté. Avant de rentrer à la cabine, elle avait essayé de raccourcir le temps en explorant d’autres recoins du vaisseau, mais elle n’était pas parvenue à tromper son impatience. Elle n’avait prêté qu’une attention distraite aux propos pourtant alarmistes des femmes regroupées autour de Clairia, au bébé minuscule et plissé drapé dans un pan de la robe de sa mère, aux pitreries de Pœz, aux bavardages des deux filles de Juna.
Elle retarda le plus possible le moment de franchir la trappe, par peur de rompre le charme, d’être déçue si elle ne trouvait pas Maran au sortir du boyau. Elle sollicita son double pour savoir ce qu’il convenait de faire, mais celui-ci demeura obstinément caché au fond d’elle. Elle s’assit sur la base du pilier, décida de compter mentalement jusqu’à mille, s’arrêta à cinquante-deux, se releva brusquement, se rua vers la trappe avec une telle précipitation qu’elle s’écorcha un coude et un genou sur les bords coupants de l’ouverture.
La première chose qu’elle distingua lorsqu’elle émergea du boyau quelques minutes plus tard, ce fut un plateau-repas posé à même le plancher métallique, recouvert de son cellophane et muni de couverts en plastique. Elle en découvrit d’autres alentour, une vingtaine, disposés sur les larges barreaux des échelles, sur les marches des escaliers. Les veilleuses teintaient de rouge les reliefs arrondis et brillants des cellophanes. D’agréables effluves de nourriture chaude masquaient l’habituelle odeur de rouille qui imprégnait les lieux. Elle chercha Maran des yeux, ne le repéra pas au milieu du chaos métallique, en éprouva une vive déception, tempérée toutefois par la présence des plateaux-repas. Ils n’étaient pas arrivés là par l’intervention de l’ordre cosmique. Affamée, elle se hissa hors de l’ouverture, s’assit devant un plateau dont elle arracha le cellophane avec ses ongles et commença à manger directement avec les doigts. La nourriture lui parut tellement délicieuse qu’elle finit par lécher les récipients en plastique. Bien que rassasiée, elle eut envie de prolonger le plaisir et se pencha vers l’avant pour s’emparer d’un deuxième plateau-repas.
« J’ai jamais vu quelqu’un manger autant et si vite ! » fit une voix.
Saisie, elle releva la tête et aperçut la silhouette de Maran allongé sur une passerelle. Elle fut un instant partagée entre la joie de le revoir et la gêne d’avoir été surprise en flagrant délit de gloutonnerie.
Maran roula sous la barre inférieure du garde-corps et sauta sur le plancher.
« Faudrait en laisser un peu pour les autres !
— On ne pourra pas nourrir tout le monde avec vingt plateaux », rétorqua-t-elle, piquée au vif.
Il retira son chapeau et, d’un revers de manche, épongea les gouttes de sueur qui lui perlaient sur les tempes. La transpiration collait ses cheveux noirs sur son crâne et maculait sa chemise. La marque du chapeau barrait de part en part son front immense, disproportionné par rapport à l’ovale délicat de son visage. Djema remarqua également que l’arc prononcé de ses sourcils dissimulait des arcades sourcilières saillantes qui donnaient de la profondeur à son regard.
« J’ai déjà fait six allers et retours entre les domaines et l’entrée du passage, dit-il. J’en rapporterai d’autres.
— Où les prends-tu ?
— Je suis monté au domaine 20 et j’ai parlé de votre problème à ma mère. Les ventres-communs ne mangent presque pas. Un demi-plateau par jour leur suffit. Au lieu de jeter les restes, elles les mettront de côté. Je me charge de vous les amener ici.
— Ça fera combien par jour ?
— Une centaine, plus tous ceux que je pourrai récupérer sur les chariots. D’après ce que j’ai entendu, il y en a mille en trop à chaque repas. »
Djema s’essuya énergiquement les lèvres, se leva, défroissa sa robe, se rendit alors compte qu’elle saignait au coude et au genou, enduisit ses plaies de salive.
« Tout seul, tu n’y arriveras pas…
— Les autres ne m’aideront pas. Ils détestent les deks.
— Moi je peux trouver du monde.
— Tu as vu ce qui a failli t’arriver avec les eulans.
— Il y aura moins de risques si nous sommes habillés comme des Kroptes. »
Maran remit son chapeau sur sa tête pour laisser à la suggestion de Djema le temps de se faire une petite place dans son cerveau.
« Ma mère saurait sans doute où dénicher des vêtements…
— Une dizaine. Moitié filles, moitié garçons.
— Faudrait aussi que je trouve une cabine vide pour nous cacher au cas où les choses tourneraient mal. »