Il esquissa un sourire, se retourna, fit coulisser le verrou, entrouvrit la porte, jeta un coup d’œil sur la coursive sombre. Il aperçut, une dizaine de mètres plus loin, les silhouettes de deux eulans qui leur tournaient le dos et conversaient à voix basse. D’un signe de tête, Maran intima à Djema de le suivre. Ils se glissèrent dans la coursive et s’éloignèrent dans la direction opposée, rasant les cloisons, posant sur le plancher un pied aussi léger que possible. Ce n’est que lorsqu’ils furent parvenus à quelques pas d’une place octogonale que les eulans, alertés par un craquement, aperçurent les deux fuyards, poussèrent des jurons et se lancèrent immédiatement à leurs trousses.
Maran et Djema n’eurent aucun mal à les semer car huit autres coursives partaient de la place et, après avoir parcouru une trentaine de mètres au pas de course, ils s’immobilisèrent afin de ne donner aucune indication sonore à leurs poursuivants. Ces derniers hésitèrent, se concertèrent, se séparèrent, mais aucun d’eux ne choisit d’explorer la bonne coursive.
Maran et Djema gagnèrent tranquillement une deuxième place, s’engagèrent dans un escalier descendant, croisèrent deux patriarches aux barbes grises qui ne parurent même pas remarquer leur présence.
« Et maintenant ? souffla Djema après que le silence eut absorbé les voix des deux vieillards.
— Je te raccompagne jusqu’à l’entrée du passage, proposa Maran.
— Viens avec moi de l’autre côté, ou ils vont te prendre et…
— Je ne peux pas abandonner ma mère, coupa le garçon. Et puis je ne risque pas grand-chose, les eulans ne me connaissent pas. »
Ils descendirent sans encombre jusqu’au pays des robes-noires. Les eulans avaient déclenché l’alerte générale dans les domaines, à en croire les rumeurs lointaines qui s’échouaient dans le silence. Ils durent se cacher dans un renfoncement pour laisser passer trois jeunes moncles au visage inexpressif, puis ils se rendirent au local technique dont ils n’eurent qu’à pousser la porte restée ouverte.
La fillette contourna une étagère qui contenait des combinaisons spatiales et se dirigea vers la trappe qui donnait sur l’enchevêtrement des échelles et des passerelles.
« Tu ne m’as pas dit ce que tu étais venue faire dans les domaines, dit Maran.
— Te rencontrer, répondit Djema.
— Tu ne savais même pas que j’existais.
— Je cherchais… Les choses vont mal chez les deks : les chariots sont devenus fous et nous manquons de nourriture. Les gens s’entre-tuent. Ma mère n’a rien mangé depuis cinq ou six jours. »
Maran garda le silence pendant quelques secondes. Le faisceau d’une applique qui tombait sur sa tête teintait d’or son chapeau et le bas de son visage. Elle l’examina plus attentivement et le trouva différent des autres garçons, peut-être moins beau que Laslo, le premier fils de Lœllo, mais du contraste entre sa peau claire et ses yeux noirs naissait un mystère qui le rendait attirant.
« Montre-moi le passage. »
Elle ne se fit pas prier car elle ne savait pas si elle remettrait les pieds dans le pays des Kroptes et elle n’avait pas envie de le quitter. Elle le conduisit, au travers du fouillis des échelles et des passerelles, jusqu’à l’orifice du boyau qui donnait sur les quartiers des deks.
« On peut passer là-dedans ? s’étonna Maran.
— Je l’ai traversé plein de fois. D’abord ça descend, après c’est plat, brûlant, et pour finir ça remonte.
— Au revoir », lança-t-il avec une brusquerie qui la blessa.
Elle engagea les jambes dans le conduit, surmonta sa vexation pour relever la tête et demander :
« Est-ce que… nous nous reverrons ?
— Je t’attendrai ici tous les jours », répondit-il avec un sérieux qui donnait une force inaltérable à sa promesse.
Rassérénée, elle se laissa glisser dans le boyau sans même se rendre compte que le métal lisse lui brûlait la peau des cuisses et des fesses.
Rongée par l’inquiétude, Ellula sortait régulièrement de la cabine pour scruter la coursive basse. Abzalon et Djema s’étaient absentés depuis maintenant de longues heures, et Juna et Sveln avaient brossé des quartiers un tableau effrayant. À l’issue d’un accouchement particulièrement long et pénible, Clairia avait donné naissance à une fille prénommée Istria. L’enfant, chétive, avait failli être étranglée par son cordon, et la mère, affaiblie par les privations, avait perdu beaucoup de sang. On avait craint le pire lorsqu’elle s’était évanouie, mais elle avait repris conscience quelques instants plus tard et les femmes avaient pu lui remettre sa fille, dont les vagissements leur déchiraient le cœur et les tympans. Bercée par la tiédeur maternelle, la nouveau-née s’était peu à peu apaisée et avait fini par s’endormir sur le sein de Clairia. Juna et Sveln avaient nettoyé la cabine puis s’étaient allongées sur la couchette, épuisées, minées elles aussi par la faim et l’anxiété. Les enfants étaient restés assis dans un coin de la pièce, silencieux, abattus, conscients que des événements graves secouaient les quartiers et que le temps de l’insouciance était désormais révolu.