J’aurai retenu, de l’aventure de l’Estérion, que l’être humain oscille en permanence entre le sublime et le grotesque, entre le haut et le bas, entre le divin et le bestial. Pour nous dissuader de nous vautrer dans nos instincts animaux, nous élaborons toutes sortes de symboles, de mythes, de religions et de morales censés servir de garde-fous, nous suivons les chemins tracés par les prophètes et les saints, nous jalonnons notre existence de cérémonies et de rituels, nous confions les clefs de nos âmes à ceux qui se proclament intermédiaires et nous obtenons le résultat inverse de celui que nous escomptions. Nous nous coupons de nous-mêmes ; notre nature animale, reléguée dans les oubliettes, grandit à notre insu, se nourrit des déceptions, des frustrations engendrées par l’impossibilité d’atteindre l’idéal prôné par les prophètes et les saints. Car nous ne sommes ni prophètes ni saints, seulement des hommes en quête de leurs origines et de leur but communs, des hommes indissociablement liés les uns aux autres, des hommes qui doivent apprendre à se regarder les uns les autres, à s’observer à travers l’autre, à comprendre que l’autre, le monstre, le criminel, le saint, l’ami d’hier, l’ennemi de demain, n’est qu’une indispensable facette de cette humanité qui nous rassemble. Voici, je pense, une bonne définition de l’ordre cosmique (méfions-nous du mot « définition », il porte en lui le germe de terribles discordes). Nous avons peur de l’autre parce que nous avons peur de nous-mêmes, nous aimons l’autre parce qu’il nous donne une image flatteuse de nous-mêmes, nous haïssons l’autre parce que nous ne nous reconnaissons pas en lui.
Si Abzalon a été l’un des personnages les plus craints et détestés de l’Estérion, c’est parce que ceux qui le contemplaient se retrouvaient face à leur propre monstruosité. En revanche, combien d’hommes m’ont avoué avoir été attirés, au moins une fois dans leur vie, par la beauté d’Ellula, combien d’hommes auraient souhaité capter un merveilleux reflet d’eux-mêmes dans le visage et le corps d’Ellula ! Même votre serviteur, clone et moncle, a rêvé, pendant de fugaces secondes, à un tête-à-tête – je suis un incorrigible hypocrite, j’aurais dû dire un corps à corps – avec l’épouse d’Abzalon ! Elle a choisi Abzalon, et ce n’est que justice, tant ces contraires avaient besoin de s’attirer.
Je ne suis pas un prophète ni un saint, ni même un clone d’importance, mais je vous exhorte – voici venir l’orgueil à présent, je me complais à croire que ce texte sera lu par plusieurs lecteurs… – à vous défier des pensées toutes faites. Éloignez-vous des prêtres et des temples, ou, plus exactement, cherchez à comprendre pourquoi vous allez au temple et vous obéissez au prêtre, car, après tout, il se peut fort bien que vous vous sentiez parfaitement à l’aise dans votre religion. Essayez donc de découvrir quelle frayeur se cache derrière votre piété, quelle forme de bénéfice vous en espérez, quel but secret vous poursuivez. Peut-être prendrez-vous conscience que l’animal en vous, ce monstre que vous refusez obstinément de fréquenter, vous pousse à vous réfugier dans les idées, dans les concepts, dans un futur qui sans cesse vous glisse entre les doigts.
La quête, l’idéal, le futur, l’après, demain, le paradis, l’enfer, tous ces mots ne sont que des leurres destinés à vous éloigner de vous-mêmes. Les anciens détenus de Dœq, qui contactaient chaque jour leur nature animale, étaient probablement plus proches de l’humain véritable que tous les religieux abrités derrière leurs lois et leurs textes sacrés. Et c’est sans doute la raison pour laquelle Mald Agauer a tant insisté pour qu’ils fussent incorporés à l’expédition. Elle savait que la nature animale des êtres humains « ordinaires », empêtrés dans leur morale, dans leurs croyances ou dans leurs connaissances, se serait réveillée avec l’impétuosité d’un torrent trop longtemps contenu et les aurait détruits. Et, d’ailleurs, il suffit de constater de quelle façon ont réagi les patriarches et les eulans kroptes face aux aspirations individuelles des épouses : ils ont répondu par la dénégation, par l’enfermement, par la pire des violences. Il est intéressant, également, d’observer le comportement de mon supérieur hiérarchique, le moncle Gardy qui, à lui seul…