Elle fit un signe de tête et deux Kroptes s’engagèrent sur la passerelle. Sigmon courut en direction du sas mais deux autres Kroptes surgirent du vaisseau et lui en fermèrent l’accès. Il lança sur les environs un regard d’animal traqué, empoigna la barre supérieure du garde-corps, prit son élan. Un Kropte l’agrippa par le pied avant qu’il n’ait le temps de sauter, un autre le saisit par le bras, un troisième l’immobilisa en lui appuyant la pointe d’un couteau sur la gorge, puis ils le traînèrent en bas de la passerelle.
« Personne n’arrivera sur le nouveau monde ! hurla-t-il. Ni vous ni ceux de
Un Kropte interrogea Verna du regard. Elle cligna des paupières. Ils conduisirent Sigmon et ses complices sur la place de la cité de glace et leur tranchèrent la gorge.
L’embarquement s’effectua en trois heures. Verna resta au pied de la passerelle jusqu’à ce que les derniers passagers eussent disparu dans la pénombre du sas. Avant de franchir l’ouverture semi-circulaire, Bren Chori revint sur ses pas. Il ne semblait pas très à l’aise dans sa combinaison grise qui soulignait sa maigreur.
« Vous avez accompli l’impossible, prima, dit-il en tirant machinalement sur quelques poils de sa barbe.
— Remerciez Mald et Lill. Je n’ai fait qu’apposer ma signature à leur œuvre.
— Il faut des gens pour semer le fizlo, d’autres pour le moissonner, d’autres pour le moudre, d’autres pour le pétrir, d’autres pour le cuire, mais tout cela ne sert à rien s’il n’y a personne pour le manger.
— Eh bien, bon appétit !
— Vous… vous ne voulez vraiment pas partager notre repas ?
— Je n’ai plus faim, Bren. Ester m’a vu naître, Ester me verra mourir. Nostalgie, scories irrationnelles, stupidité, appelez ça comme vous voulez. Allez maintenant, ils vous attendent pour refermer le sas.
— Mais les Qvals…
— Ils ont embarqué hier.
— J’ai près de cent ans, une broutille à côté de vous, et pourtant je serais totalement incapable de les décrire.
— Ils vivent à la frontière de l’ordre invisible. Vous avez encore cent ans pour apprendre à les contempler.
— Je serais étonné que l’ordre cosmique m’accorde un siècle de plus.
— Vous n’êtes encore qu’un jeune homme, Bren Chori ! »
Le patriarche n’eut pas la force de prononcer le petit discours d’adieu qu’il avait pourtant préparé pendant trois jours. Il se détourna avec brusquerie et parcourut la passerelle aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes.
Verna erra sur la banquise jusqu’au crépuscule. À l’aide d’un coutelas en os, elle construisit un igloo sommaire pour y passer la nuit. L’
Elle s’allongea dans son abri de glace, s’endormit d’un sommeil paisible, fut réveillée à l’aube par un grondement persistant, discerna les formes noires et allongées des appareils des légions du Moncle. Les robes-noires avaient le sens de l’exactitude, on ne pouvait leur dénier cette qualité. Elle retira sa robe de peau, ses bottines, puis, nue, enfin libre, elle s’enfonça dans le cœur des glaces éternelles.
« On dirait qu’il se vide ! » s’exclama Jakt Brane.
Son assistant, un jeune Xartien du nom de Koleo, leva sur lui des yeux intrigués.
Jakt n’en revenait pas : depuis le lever du jour, l’océan bouillant, pourtant à marée haute, refluait à vue d’œil. Il n’avait pas besoin de recourir à ses instruments de mesure pour s’apercevoir que le niveau de l’eau avait déjà baissé d’une dizaine de mètres. Les récifs qui d’habitude affleuraient la surface étaient maintenant des collines noirâtres, partiellement couvertes d’écharpes de brume et d’algues verdâtres. Dix mètres, l’océan avait perdu des millions et des millions d’hectos, et cette eau était bien passée quelque part.
Jakt travaillait depuis trois ans pour le compte de l’EOB, une compagnie océanographique qui envisageait une exploitation systématique des ressources du bouillant, les terres du Nord et du Sud s’avérant désormais insuffisantes pour nourrir la population d’Ester. Il savait que les dirigeants de la compagnie n’était que des hommes de paille du Moncle, mais il avait accepté la mission, prévoyant de remettre les résultats de ses travaux aux réseaux de résistance qui s’efforçaient depuis maintenant deux siècles de renverser l’Église. Son œuvre serait utile, voire salutaire, pour la population estérienne qui souffrait d’une famine grandissante et qui, embrasée par des flambées régulières de barbarie, en était réduite à manger de la chair humaine.