Ellula traversa les deux premières chambres, entra dans la troisième, s’avança vers la couchette basse sur laquelle était allongée la vieille femme recouverte d’un drap maculé de taches. Une ambiance de veillée funèbre régnait sur la petite pièce dépouillée.
Elle ne reconnut pas Kephta : de l’épouse à la forte corpulence et aux petits yeux soupçonneux qu’elle avait connue sur Ester ne restait qu’une femme décharnée, un squelette habillé d’une peau jaunâtre, flasque et ridée. Les quelques cheveux gris qui pendaient de chaque côté de son visage laissaient le sommet de son crâne entièrement dégarni.
Kephta fixa la visiteuse pendant quelques secondes, puis des larmes roulèrent silencieusement sur ses joues.
« Merci… merci d’être venue », balbutia-t-elle d’une voix rauque sans rapport avec le timbre criard de ses jeunes années.
Ellula s’assit sur le bord de la couchette, posa la main sur les doigts de Kephta entrecroisés par-dessus le drap, eut l’impression que la mort la frôlait.
« Je suis… je suis bien seule, ajouta Kephta. Ils sont tous morts autour de moi : Eshan, Isban, Rijna, Opra, Galan, mon deuxième fils… Les serpensecs, la maladie… Je n’ai pas d’autre famille que toi.
— Je n’en ai pas fait partie bien longtemps, dit Ellula.
— Tu as été mariée par l’eulan Paxy et, cela, jamais tu ne pourras l’effacer. »
Les braises fugitives qui luirent dans les yeux de la mourante transportèrent Ellula soixante-dix ans en arrière, dans l’étable du domaine d’Isban Peskeur. Kephta n’avait pas trouvé la paix.
« Ce n’est pas à Isban qu’on aurait dû te marier mais à Eshan.
— Il n’y a rien à regretter. C’était la décision de l’ordre cosmique.
— Au diable l’ordre cosmique ! » gronda Kephta, embrasée par une colère qui lui donna un regain de vie. Elle se redressa, resta un moment assise, raide, tendue, puis elle s’affaissa brutalement sur la couchette comme une marionnette aux fils coupés.
« Il m’a donné tout ce dont pouvait rêver une épouse, un mari respecté, un beau domaine, deux fils, et il m’a tout repris, tout, il ne m’a laissé que des regrets.
— C’est le passé, Kephta, avança Ellula. Le présent offre d’autres…
— Parle pour toi, Ellula Lankvit ! l’interrompit Kephta, hargneuse. Tu es restée aussi belle que lorsque tu t’es présentée au domaine, tu as encore ton mari, ta fille, ton petit-fils.
— N’exagère pas, je ne suis plus une jeune fille, je vais sur mes quatre-vingt-dix ans.
— On dit que le bonheur conserve, et, quand je te regarde, je m’aperçois que c’est vrai.
— L’eau d’immortalité des moncles n’y est sans doute pas étrangère.
— J’en bois aussi, et vois ce que je suis devenue.
— Que peut un remède pour un malade qui refuse de guérir ? »
Kephta garda un moment le silence, le regard perdu dans le vague. Sa déchéance était d’autant plus pathétique que le voisinage de la mort, au lieu de l’adoucir, exacerbait sa rage, sa frustration. Les autres vieillards touchés par l’estérionite s’en allaient sans un mot, sans une plainte. Ellula avait elle-même ressenti cette nostalgie poignante, cette invitation insidieuse à l’oubli, mais elle avait puisé dans l’amour d’Abzalon la force de résister.
« Si tu savais comme je t’ai haïe ! reprit Kephta. J’ai pensé, et je pense toujours, que les démons de l’Amvâya t’avaient envoyée pour me voler les deux hommes de ma vie.
— Je ne t’ai pris ni l’un ni l’autre.
— Tu as fait pire : Eshan s’est tué à cause de toi.
— Est-ce pour me reprocher sa mort que tu m’as fait demander ? »
Une ombre terne glissa sur le visage creusé de Kephta. L’enfance émergeait du foisonnement de ses rides et de ses taches brunes.
« J’ai entendu dire que… qu’Eshan avait eu un fils. » Elle avait eu du mal à extirper ces quelques mots de sa gorge car ils l’obligeaient à reconnaître la faute d’Eshan, à salir sa mémoire. « Est-ce que tu le connais ? »
Elle avait superbement ignoré la rumeur jusqu’à ce jour, enfermée dans sa cabine, retranchée dans ses souvenirs, murée dans son orgueil.
« Non seulement je le connais, répondit Ellula, mais il m’est très proche puisque c’est mon gendre.
— Maran Haudebran serait… le fils d’Eshan ?
— Ne fais pas semblant d’être étonnée. Je sais que tu as déjà mené ta petite enquête…
— Qui me prouve que c’est vrai ? Comment le sait-il ? »
Ellula se releva et se dirigea à grands pas vers la porte.
« Où vas-tu ? » cria Kephta.
Ellula sortit sans dire un mot et revint quelques secondes plus tard, tenant par la main un jeune homme d’une vingtaine d’années.
« Juge par toi-même. »
Les yeux de Kephta s’agrandirent de stupeur. Elle eut l’impression d’avoir remonté le temps, crut qu’elle avait définitivement perdu la raison. Il avait rasé sa barbe, il ne portait plus de chapeau, il avait remplacé les vêtements traditionnels kroptes par des vêtements informes, mais c’était bel et bien Eshan qui se tenait devant elle : mêmes traits, mêmes cheveux noirs et bouclés, mêmes yeux bleus, même peau blanche, mêmes lèvres incarnates.
« Eshan, balbutia Kephta.
— Je suis son petit-fils, dit le jeune homme. Et votre arrière-petit-fils. Je m’appelle Laed. »