— À Dœq, le passé n’a aucune espèce d’importance. Tout le monde se fout de ce que j’ai fait, de ce que tu as fait, de ce qu’il a fait. Qu’ils en aient tué un, dix ou cent, qu’ils les aient massacrés pour du fric, pour des raisons sentimentales ou pour le plaisir, qu’ils soient coupables ou innocents, les deks sont tous logés à la même enseigne. Qu’importe le crime commis par un homme lorsqu’on le viole, qu’on le vole ou qu’on le tue ? Seul compte l’instinct de survie, seuls nous animent les désirs basiques – conquérir l’espace, manger, dormir, excréter. Nos relations sexuelles sont d’odieux simulacres, des rapports de force, des actes violents et stériles. Nous n’avons plus la rage d’aimer, d’espérer, de rêver. Nous ne sommes plus des humains mais des animaux doués de cruauté, des monstres qu’on a bouclés dans une cage pour les regarder s’entre-tuer. Moi-même je ne survis qu’en me montrant plus féroce que les autres, et le pire c’est que j’y prends du plaisir. La force avec laquelle j’ai autrefois rejeté la violence n’a d’égale que la force avec laquelle je la pratique aujourd’hui. Le jugement, le refoulement, le contrôle, voilà les pires injures faites à l’homme. Les mentalistes ne sont devenus que des machines à polir l’esprit. La nanotechnologie, les séquences d’ADN de synthèse, les programmes les prolongent en vie, augmentent leur potentiel analytique, mais ils ont de l’univers une vision mécanique qui les entraîne eux-mêmes à se transformer en technotypes, en robots. »
Le Taiseur se tut, épuisé par sa longue tirade. D’un regard, Abzalon invita Lœllo à sortir de la cellule, mais le Xartien ne bougea pas. En quelques minutes, le Taiseur avait prononcé davantage de mots qu’en dix ans de détention, et des informations s’étaient glissées dans ce déluge verbal qui l’intriguaient, qui appelaient des réponses.
« Ça veut dire quoi, les hommes et leurs semblables ? »
Les doigts arachnéens du Taiseur jouèrent un moment avec l’étoupe éparse et grise de ses cheveux.
« Les hommes biologiques et les créatures qu’ils ont élevées au rang d’hommes, répondit-il. La population d’androïdes et de mutants a décuplé en moins de vingt ans. Ils évoluent pratiquement tous dans les sphères secrètes du pouvoir.
— Qui nous regarde nous entre-tuer ?
— Ce qui se passe à Dœq ressemble fort à un programme. La majorité des Estériens nous considèrent comme des parasites, comme des bouches inutiles. Erman Flom et ses RS auraient pu nous exterminer sans que personne ne lève le petit doigt pour nous défendre. Au lieu de cela, il a organisé notre promiscuité, notre pénurie, il a distribué des armes, il s’est arrangé pour que nous fassions le boulot à sa place. Je ne crois pas que l’initiative provienne de cette chiure d’insecte. D’une part il n’en a pas la compétence nécessaire, d’autre part il n’est que le lèche-cul de l’administrateur, qui lui-même n’est qu’un agent gouvernemental, un sous-fifre. Nous sommes devenus des sujets d’étude, j’en mettrais ma main au feu. Là-bas, en haut lieu, des crânes d’œuf nous observent dans un but précis ; je pencherais pour une analyse du comportement en milieu confiné. Je ne serais pas étonné qu’il y ait des mouchards parmi nous, des androïdes ou des mutants équipés de capteurs mentaux et audiovisuels. Nos observateurs cherchent à écrémer, à dégager une élite. Les heureux élus subiront des épreuves de plus en plus tordues, on appelle ça des tests d’aptitude. À mon humble avis, nous avons vécu la meilleure part de notre séjour à Dœq !
— Et pourquoi ces culs-cousus s’intéresseraient à nous ? » demanda Abzalon.
Le Taiseur posa sur ses interlocuteurs un regard qui avait recouvré sa distance, son imperméabilité, une manière de leur signifier que l’entretien était clos.
« Je ne sais pas, mon cher. Le plaisir de l’étude peut-être, le simple plaisir de l’étude… » marmonna-t-il avant de se rallonger sur la couchette.
CHAPITRE IV
ESHAN