Hier soir (je mesure le cycle jour-nuit en consultant régulièrement mon vieux dateur), l’eulan Paxy est venu me rendre visite. Pour discuter à bâtons rompus, a-t-il prétendu, pour tenter de me rallier à ses vues, ai-je mentalement corrigé. Il a d’abord pris des nouvelles de ma santé, et je lui ai fait part de mes petites misères en évitant toutefois, par orgueil sans doute, de lui révéler mon incontinence urinaire. Puis nous avons évoqué les derniers événements et nous nous sommes rapidement opposés sur l’interprétation qu’il convenait d’en donner. Bien qu’ils ne l’avouent pas franchement, les Kroptes se considèrent et se comportent comme un peuple élu. N’affirment-ils pas qu’ils sont les seuls descendants des humains véritables d’Ester, qu’eux seuls ont su garder la planète dans sa virginité originelle, preuve formelle, selon eux, de la validité de la parole d’Eulan Kropt ? À première vue, on ne peut que leur donner raison : ils ont préservé le continent Sud de la terrible dégradation qu’a connue le continent Nord (mettons pour l’instant de côté les satellites dont les spécificités – faible gravité, rareté de l’oxygène – restreignent les possibilités et confinent leurs habitants dans des biosphères). Le sentiment de supériorité prend des chemins détournés chez les Kroptes. Il ne se traduit pas par le prosélytisme, la volonté de convertir, de répandre le Verbe de leur fondateur, mais par l’enfermement, le conservatisme, le refus de la mixité, l’endogamie, par toutes ces pratiques à caractère endogène qui visent à préserver, voire conforter, la pureté de leur peuple (ils vont jusqu’à se définir comme une espèce à part entière, une proclamation qui exclut de l’humanité les autres peuples d’Ester). Leur protectionnisme les a entraînés à se désintéresser du sort des Estériens du continent Nord, une négligence ou un manque de compassion qu’ils ont payé au prix fort. Ils se sont réfugiés derrière le Traité des littoraux comme derrière la muraille d’une citadelle, un rempart illusoire qui leur permettait à la fois d’ignorer ce qui se passait de l’autre côté de l’océan bouillant et de se croire à l’abri des invasions. Or l’expérience prouve que le mépris pour ses semblables, même si on ne veut pas les reconnaître comme tels, conduit immanquablement au conflit. Leur pacifisme lui-même a quelque chose d’un déni : se battre prouve au moins qu’on porte un intérêt aux autres, qu’on les juge dignes d’être considérés, d’être touchés.
De même, on pourrait penser que l’autre particularité des Kroptes, biologique celle-là, a engendré un système patriarcal particulièrement rigoureux, pierre angulaire de leur civilisation. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes, c’est un fait indéniable, mais la proportion annoncée de six femmes pour un homme me paraît pour le moins exagérée. D’ailleurs, rarissimes sont les hommes kroptes mariés avec les six épouses autorisées par la loi polygame. Trois, quatre, parfois cinq pour les propriétaires terriens les plus aisés, une ou deux pour les plus démunis, telle est – était – la proportion habituelle. Plutôt qu’une adaptation biologique, je décèle dans la survivance du concept polygame la volonté, consciente ou non, d’une exploitation systématique des femmes par les hommes. L’obéissance au père et au mari, commandement premier de l’épouse kropte, gèle la nature féminine par essence ondoyante, évolutive, incompatible avec le concept dogmatique (je suis d’autant plus à l’aise pour l’affirmer que le Moncle, organisation doctrinaire par excellence, ne compte parmi ses membres aucune représentante du sexe féminin, et pour cause). Ce sont les patriarches, et eux seuls, qui négocient les unions pour leur fille en âge de féconder (à partir de douze ou treize ans). Une femme qui n’a pas trouvé à se marier avant l’âge de dix-huit ans est chassée de la ferme familiale et devient un « ventre-sec », une intouchable condamnée à errer de ferme en ferme pour y mendier le gîte et le couvert. Réduites à la fonction procréatrice, à la portion congrue, les femmes kroptes n’existent que par les enfants qu’elles mettent au monde. N’existaient, devrais-je dire, car les faits tendraient à prouver que leurs compagnons ont eu tort de les croire définitivement résignées.
À la fin de notre conversation, l’eulan Paxy ne s’est pas rangé à mes arguments (autant essayer d’amadouer un estérinodon), mais le vénérable vieillard s’est retrouvé nu, dépouillé de ses certitudes. Il ne pouvait même plus cacher son embarras derrière sa longue barbe, ce vestige naturaliste horripilant (le terme est on ne peut plus approprié) que la loi kropte oblige les hommes à porter.
Sa perplexité m’a réjoui : cela signifiait donc que la muraille de certitudes kropte commençait à se fissurer puisque son fondement le plus solide, le plus ancien, était ébranlé.
Extrait du journal du moncle Artien.