Abzalon frémit à l’idée qu’il aurait pu être touché par l’une de ces créatures qui le terrifiaient davantage encore que le Vahanu-Vör de son enfance : les ancils astafériens affirmaient que les démons des enfers prenaient la forme des Qvals lorsqu’il leur fallait accomplir une mission sur terre.
« Le mieux, ce serait d’aller voir le Taiseur, reprit Lœllo.
— Le Taiseur ?
— Un gars qui a passé vingt ans de sa vie chez les Qvals. Peut-être qu’il acceptera de parler.
— Comment est-ce que tu le connais ? »
L’hésitation de Lœllo trahit son embarras. Le brouet de légumes avariés n’avait pas réussi à éliminer de sa gorge le goût écœurant de la viande crue de rondat. Les robots distributeurs étaient passés plus tard que d’habitude : Leuh en avait conclu que, de la même manière que les deks étaient passés de trois à deux repas par jour, ils devraient bientôt se contenter d’un seul.
« J’ai été son… ami pendant un temps.
— Pourquoi tu l’es plus ? »
Lœllo décela de l’inquiétude dans la voix d’Abzalon.
« Je suppose qu’il s’est fatigué de moi.
— Il t’a pas déjà parlé des Qvals ?
— Je lui ai jamais demandé. On y va ? »
Abzalon se redressa sur sa couchette, sauta sur le sol, rajusta son pantalon et se dirigea vers la porte.
Une bagarre avait éclaté au sixième étage. Une centaine d’hommes s’affrontaient dans les couloirs et dans les cellules, armés de pics, de poignards, d’étoiles à six branches, de montants de couchettes ou de pierres. Les murs répercutaient et amplifiaient les cliquetis des lames, les hurlements et les ahanements des combattants.
« Pixal lance son offensive, commenta Abzalon en se reculant dans la cage d’escalier. Ce soir, la morgue aura pas assez de toutes ses pinces pour ramasser les cadavres. »
Assis sur les marches, ils attendirent tranquillement que le calme se rétablisse, puis ils gagnèrent la cellule 1331 en enjambant les corps dont certains remuaient encore, en pataugeant dans une mare de sang.
Le Taiseur ne participait jamais aux combats. Comme Abzalon, il n’avait besoin d’appartenir à aucune bande pour inspirer le respect. Sa maigreur presque maladive, sa peau flétrie, sa calvitie prononcée, ses mains et son cou d’une finesse féminine ne lui donnaient pas un physique imposant, mais son regard aigu suffisait à maintenir les autres à distance. Il était tranquillement resté allongé sur sa couchette pendant que ses compagnons de chambrée s’entre-tuaient. Il se redressa sur un coude lorsqu’il découvrit la présence de Lœllo et d’Abzalon dans la travée centrale de la cellule. Originaire comme le Xartien d’une cité des bords du bouillant, il ne transpirait pas, et ses amples vêtements, ainsi que sa couverture et son matelas, gardaient une relative propreté.
Fidèle à sa réputation, il ne prononça pas un mot tandis que les deux visiteurs se frayaient un chemin entre les couchettes superposées. Il avait une façon de tendre le silence entre ses vis-à-vis et lui qui renforçait son mystère et le rendait inaccessible, insaisissable.
« Ça fait un bout de temps… » commença Lœllo.
Toujours pas de réaction, seulement ce regard noir, impénétrable, qui sondait ses interlocuteurs jusqu’au fond de l’âme. Des blessés geignaient sur les lits environnants. S’ils ne se rétablissaient pas rapidement, ils seraient expulsés par les errants et glanés par la morgue. Ou encore achevés par les plus affamés, dépecés et en partie dévorés. On découvrait parfois, dans les recoins du pénitencier, des cadavres amputés de leur foie, de leurs reins, de leur cœur et même de leurs testicules.
« Tu connais Ab ? »
Les yeux du Taiseur se posèrent sur Abzalon qui eut la fugitive sensation d’être effleuré par un courant glacé.
« On s’est perdus hier soir dans le foutoir des ruelles et des passerelles métalliques, poursuivit Lœllo. Je reconnais que c’était pas très futé de notre part. On est arrivés dans une courette où on a été attaqués par des hommes de Pixal. J’ies ai détectés un peu tard… »
Il narra les événements de la veille sans oublier aucun détail, l’errance d’Abzalon dans le dédale souterrain, sa rencontre avec la créature neutre et froide dont il avait lui-même deviné la présence, la mort des deux derniers hommes de Pixal, la fuite de Fonch. Quand il eut terminé son récit, le Taiseur resta un moment silencieux, puis il se releva et s’assit sur le bord de la couchette.
« J’ai vécu plus de vingt ans dans les monts noirs, et jamais, jamais je n’ai été approché par un Qval. »
Abzalon n’aurait jamais cru qu’une voix aussi grave pût jaillir d’un corps aussi frêle. Les yeux du Taiseur avaient tout à coup recouvré leur éclat, comme si la vie reprenait possession de lui.