Les mains en sang, les bras tétanisés, le corps lourd, elle restait un long moment assise sur son lit après le dîner. Par la fenêtre dont elle n’avait pas encore tiré les rideaux, elle fixait sans la voir l’herbe rase et vert tendre des vastes pâturages qui se perdaient dans les soupirs mélancoliques de la nuit naissante. Enfermée dans sa solitude, trop fatiguée pour se laver, pour pleurer, pour penser, pour se révolter. Elle n’avait reçu aucune vision, aucune prémonition depuis son arrivée, et, même si elle avait déjà traversé des périodes plus longues d’inactivité méta-psychique, elle en concluait qu’elle avait définitivement perdu la grâce, le contact intime avec l’ordre cosmique. Nul besoin d’un rituel et des vociférations d’un eulan pour l’exorciser, il lui avait suffi d’accepter le joug, de prendre sur ses épaules une partie du fardeau des femmes kroptes. Elle pensait alors à ses sœurs qui, disséminées aux quatre vents du continent Sud, avaient comme elle renoncé à leur jeunesse, à leur egon. Elle finissait par s’allonger tout habillée sur le lit, frissonnante malgré la chaleur, puis, brisée par les courbatures, elle s’endormait d’un sommeil agité qui ne la délassait pas. Réveillée par les premiers rayons de l’A, elle écartait les rideaux, se dévêtait enfin, s’approchait du bac de pierre, imbibait d’eau un gant de crin qu’elle se frottait sur tout le corps. Ses ablutions ne parvenaient pas à la débarrasser de l’âpre et tenace odeur de yonak. Elle soupçonnait Rijna de l’avoir cantonnée à la traite pour la déconsidérer aux yeux d’Isban Peskeur. La première épouse régnait sur un monde dont elle maîtrisait tous les rouages, et la beauté de la promise lui apparaissait sans doute comme un danger, comme une promesse de disgrâce. Ellula se rendait ensuite dans la cuisine où, debout contre la table, au milieu d’une agitation et d’un bourdonnement de ruche, elle grignotait des fruits secs et un morceau de fromage. Houspillée par une épouse de passage, elle sortait dans la cour, papotait un moment avec les trayeuses, les seules qui lui témoignaient, à défaut de sympathie, un peu d’intérêt, s’attelait à l’ouvrage dès que les hommes avaient rabattu les yonakas dans l’étable. Le lait servait à la fabrication de produits dérivés, beurre, fromage, yaourt, achetés par des négociants kroptes et revendus à un cartel de grossistes qui les acheminaient ensuite par bateaux réfrigérés jusqu’au littoral du continent Nord.
Ellula s’acharnait sur les pis particulièrement durs des yonakas en fin de lactation pour leur arracher quelques gouttes d’un liquide épais et visqueux. Les queues lui cinglaient de temps à autre le visage, manquaient de la renverser, mais elle n’osait pas les attacher comme le faisaient les trayeuses les plus expérimentées. Elle craignait à tout moment de recevoir un coup de sabot, surtout lorsque les zihotes, les insectes qui pullulaient au lever et au coucher de l’A, s’engouffraient dans l’étable pour disséminer leurs œufs sous le cuir des ruminants.
Aujourd’hui encore, elle avait pris un retard considérable. Elle se retrouvait seule alors que les autres trayeuses avaient déserté le bâtiment depuis plus d’une heure et que la plupart des bêtes avaient été détachées et ramenées dans les pâturages. Entre les mugissements des yonakas, elle entendait les éclats de voix et de rires qui célébraient la fin d’une dure journée de labeur. L’ombre nocturne se déployait déjà dans l’étable et semblait l’isoler du reste du monde. Elle se rappelait alors sa prémonition, son voyage dans le vide noir et froid, et elle priait l’ordre cosmique de l’enlever de ce monde où la vie s’était déjà arrêtée, où le corps n’était plus qu’une enveloppe de matière douloureuse.
Sept jours la séparaient de la cérémonie officielle de son mariage avec Isban Peskeur. Elle espérait qu’en tant que cinquième épouse elle serait mieux traitée que les femmes des louagers. Rijna ferait tout ce qui était en son pouvoir – et son pouvoir était grand – pour parsemer d’obstacles le chemin qui conduisait à la couche du patriarche. Ellula était désemparée au point de souhaiter cette union, non qu’elle ressentît le moindre élan affectif ou sensuel pour Isban Peskeur, mais elle était prête à consentir tous les sacrifices pour échapper à la traite ou à d’autres travaux de ce genre. Qu’au moins la fin de son séjour sur Ester ne se consume pas en d’épouvantables corvées.
Elle sentit tout à coup une présence derrière elle. Elle eut en même temps la vision d’un jeune homme aux traits fins, aux yeux clairs et à la barbe clairsemée. Elle sut avant de se retourner qui s’était ainsi approché dans son dos. Elle éprouva une joie mêlée de peur : c’était son seul allié dans un environnement hostile, et ses regards l’invitaient à explorer des territoires dangereux.
« Rijna, cette marâtre, vous traite comme la dernière de ses domestiques ! »