Kephta était la plus corpulente des quatre épouses d’Isban Peskeur. La plus criarde et la plus soupçonneuse également : ses petits yeux bleu marine semblaient toujours chercher des failles chez ses interlocuteurs, dans lesquelles elle s’engouffrait ensuite pour répandre le poison de la méchanceté. Seule à lui avoir donné deux fils, elle bénéficiait d’un statut privilégié dans le cœur du patriarche. Elle occupait en principe le rang de troisième épouse, mais dans les faits elle était presque l’égale de Rijna qui ne prenait aucune décision importante sans l’avoir au préalable consultée. Elle dissimulait son embonpoint sous d’amples robes mais rassemblait ses cheveux bruns sous des coiffes trop petites qui faisaient ressortir la rondeur flasque de son visage.
Le regard de Kephta s’attarda sur les joues rouges et les lèvres gonflées de son fils avant de se poser sur Ellula.
« Petite idiote ! Tu ne vois pas que cette yonaka n’a plus de lait ! siffla-t-elle.
— Mère, tu ne devrais pas parler de cette façon à la future épouse de mon père », intervint courageusement Eshan.
Les lèvres pincées, les yeux plissés, Kephta pointa sur Ellula un index boudiné et menaçant.
« Elle n’est pas encore mariée. Cette sauvageonne ne sait même pas traire les yonakas.
— Tu le sais, toi ? »
Kephta écarta l’objection d’un revers de main.
« Elle ne se comporte pas comme une digne épouse d’Isban Peskeur.
— Laisse-lui le temps d’apprendre. Est-ce qu’il ne t’a pas fallu un peu temps pour t’adapter ?
— Cesse de prendre sa défense, Eshan ! Et, d’ailleurs, ta place n’est pas dans cette étable.
— Je ne pouvais la laisser se faire piétiner par…
— Je t’interdis de tourner autour d’elle. »
Eshan pâlit, ouvrit la bouche pour répondre mais se ravisa devant l’attitude déterminée de sa mère. Le moment n’était pas venu d’éveiller ses soupçons – de les conforter plutôt, car un esprit aussi retors que celui de Kephta avait obligatoirement conçu des soupçons sur les relations entre son fils et la jeune et jolie promise – mais d’adopter un profil bas, de sauvegarder ses chances de revoir Ellula. Il hocha la tête et sortit de l’étable.
Kephta s’approcha d’Ellula, toujours appuyée contre le flanc de la yonaka, pétrifiée sur son tabouret.
« Jamais personne n’a ouvert les portes du malheur dans la maison d’Isban Peskeur, chuchota la grosse femme. Et jamais personne ne les ouvrira. Même si la loi interdit de tuer, même si je suis damnée pour l’éternité, je te tuerai sans hésitation, sans remords, si je te surprends une fois encore dans les bras de mon fils. »
Trois yonaks entiers rôtissaient depuis l’aube sur les gigantesques broches plantées entre deux étables. On avait sorti les tables et les chaises des maisons du domaine pour les assembler en un immense carré autour du dais de cérémonie. Les femmes avaient étalé les nappes blanches tandis que les hommes ornaient les toits et les frontons des portes de guirlandes de fleurs, que les enfants couvraient de pétales les allées du domaine. Préparées depuis trois jours par une armée de cuisinières, les galettes de fizlo, salées ou emmiellées, s’entassaient sur les petites charrettes à bras qui circuleraient bientôt au milieu des convives. Trois cents invités environ étaient déjà arrivés, plus de deux cents étaient encore attendus. Les plus proches, les domaniaux et les petits propriétaires voisins, étaient venus dans des carrioles tirées par des attelages de yonaks ; les plus éloignés, membres de la famille d’Isban Peskeur, dignitaires et eulans du consistoire de Madeïon, avaient été transportés par les chars à vent réquisitionnés pour la circonstance. Tous s’étaient parés de leurs plus beaux atours, robes de laine fine, broderies, coiffes de dentelles pour les femmes et les filles, costumes sombres, chemises colorées, chapeaux de paille pour les hommes et les garçons, toges grises et capes pourpres pour les religieux. Le bruit courait que l’eulan Paxy, la plus haute autorité du consistoire, se déplacerait en personne pour bénir l’union d’Isban Peskeur et de sa cinquième épouse.