Les mains d’Eshan se posèrent comme des oiseaux effarouchés sur la coiffe d’Ellula, s’aventurèrent sur son cou. Cette caresse aurait dû l’indigner, elle lui apparut comme la plus agréable, comme la plus exquise des déclarations. Ses genoux se relâchèrent, le seau se renversa, répandit son maigre contenu dans la litière. La yonaka, agacée par les zihotes, commença à s’agiter, à renâcler. Eshan tira le tabouret d’Ellula vers l’arrière et, ne lui laissant pas le temps de se lever ni de changer de position, plongea résolument les mains dans l’échancrure de sa robe. Elle tressaillit lorsque les doigts du jeune homme, la sueur aidant, se faufilèrent sous son corset et rampèrent sur ses seins. Elle ferma les yeux et s’abandonna à ce contact. Quelque part en elle retentissait la voix lointaine et sèche de Mazira, égrenant les commandements de l’épouse. La tyrannie des mille démons de l’egon balayait comme fétus de paille les règles qu’on lui avait inculquées depuis sa tendre enfance. Les doigts d’Eshan, penché sur elle, soufflant sur elle, l’inondaient d’un plaisir indescriptible. Elle ployait de plus en plus sous son poids, au point que sa tête touchait presque ses genoux, que son corset lui coupait la respiration. Elle n’avait pas la force de retenir les gémissements qui s’exhalaient de ses lèvres entrouvertes. Les soupirs d’Eshan ressemblaient à des sanglots étouffés. Il y avait de la colère, du désespoir dans ses frottements impétueux, dans la brutalité de ses caresses, une volonté farouche de la marquer au fer de son désir. Elle sentait entre les étoffes une forme oblongue et dure qui lui appuyait sur la colonne vertébrale. Au bout d’un moment, il se releva, retira les mains de son corset, la prit par les épaules, la retourna avec autorité, s’accroupit devant elle et l’embrassa avec une fougue telle que leurs dents s’entrechoquèrent. La yonaka affolée frappait la litière à coups de sabot et mugissait à fendre l’âme. N’importe qui aurait pu les surprendre dans cette étable ouverte à tous vents, mais ils n’avaient pas conscience du danger, se croyant coupés du reste du monde, isolés par un charme, comme ces héroïnes de l’Amvâya qui continuaient de danser et de chanter au milieu des Qvals aux mille faces. La loi kropte, pourtant, était impitoyable pour les amants illégitimes. On les ligotait et on les jetait dans des fosses que les voisins ou les voyageurs étaient conviés à combler de pierres et de terre. La famille de l’homme était dépossédée de ses terres et condamnée à vivre dans l’errance, la famille de la femme frappée d’infamie pendant sept générations. Eshan et Ellula n’en avaient cure, ils se mordaient, ils se dévoraient avec un appétit décuplé par la perception coupable de cette double trahison. Elle ne protesta pas lorsqu’il entreprit de lui retrousser sa robe et son jupon jusqu’à la taille. Peut-être était-ce la solution choisie par l’ordre cosmique pour précipiter sa perte, pour l’inviter à son dernier voyage ? Au moins sa vie n’aurait pas été totalement stérile puisque Eshan l’aurait révélée à elle-même, aurait ébloui ses sens, puisqu’elle aurait mêlé sa sueur, sa saveur, sa salive, son odeur à celles de l’homme à qui elle avait choisi de se donner.
Eshan dégrafait fébrilement les boutons de son pantalon lorsqu’une voix aiguë retentit, bien réelle celle-là.
« Eshan ! »
Saisi, il bondit sur ses jambes avec la vivacité d’un aro sauvage.
« Ma mère », chuchota-t-il.
Par gestes, il intima à Ellula de se rajuster, de ramasser le seau et de se replacer devant le pis de la yonaka. Lui-même reboutonna précipitamment son pantalon, défroissa sa chemise et remit un semblant d’ordre dans ses cheveux détrempés. Ellula eut l’impression d’un grand déchirement, d’une brutale glaciation après une explosion de vie. Elle rabattit machinalement son jupon et sa robe, arrangea sa coiffe et son corset, replaça le tabouret devant la yonaka, récupéra le seau, appuya le front sur le flanc couvert de zihotes puis, tremblante, au bord des larmes, pressa les trayons avec une maladresse révélatrice de son désarroi.
« Je suis là, mère, dit Eshan en sortant dans l’allée centrale. Cette yonaka est nerveuse. Elle a renversé le seau d’Ellula et a failli la piétiner.
— On n’a pas idée d’être aussi empotée ! »