Les odeurs de chair grillée, les parfums fleuris et les senteurs sucrées se répandaient dans l’air déjà chaud. Les quatre premières épouses couraient d’un coin à l’autre de la cour, harcelaient les servantes et les louagers chargés de la cuisson des trois yonaks, accueillaient les nouveaux arrivants, les installaient à leur table selon un protocole soigneusement élaboré, procédaient à la distribution rituelle des jarres d’eau fraîche et des galettes de fizlo. Les cordelles à roue, les flûtes herbières, les grêlons, les tambourinans, les conques mêlaient leurs notes allègres ou graves aux conversations, aux exclamations, aux piaillements, aux mugissements lointains des bêtes éparpillées dans les pâturages. Les musiciens, juchés sur une estrade devant la maison principale, joueraient sans manger et sans boire jusqu’à une heure avancée de la nuit. La musique les transporterait dans un état proche de la transe qui leur ferait oublier la fatigue, la soif et la faim. Habituellement placé sous le signe du labeur et de l’austérité, le domaine bruissait de cris et de rires, comme possédé par les mille démons de l’egon, ces entités décadentes et mensongères que les Kroptes chassaient impitoyablement de leur esprit à l’exception des jours de fête, où la vigilance se relâchait, où la rigueur morale s’effaçait pour quelques heures devant la joie et le plaisir des sens.
De joie, Ellula n’en ressentait guère dans sa chambre où les deux couturières l’habillaient de sa robe de mariée, confectionnée spécialement pour l’occasion. Deux heures plus tôt, deux servantes l’avaient lavée dans le grand bac en pierre rempli d’une eau tiède et parfumée. Leur babillage l’avait irritée, ainsi que le contact des gants de crin sur sa peau tendre. Elles lui avaient épilé les aisselles et le pubis à l’aide de petites pinces en os, pour que « le maître soit ensorcelé par votre douceur », avaient-elles gloussé en pouffant de rire. Ellula avait poussé un cri à chacun des poils qu’elles lui avaient arrachés – « heureusement que vous n’êtes pas aussi velue que cette guanopan de Kephta ! » Elles l’avaient ensuite massée avec de l’huile afin d’apaiser le feu provoqué par les frottements et les épilations. Les couturières, aussi volubiles que les servantes, lui avaient passé un corset et un jupon fabriqués avec de la laine de yonakin, « la plus agréable à porter, la plus délicate, la plus difficile à laver », puis elles avaient effectué les dernières retouches de la robe, faite d’une « laine plus rêche mais bien plus solide et surtout plus facile à broder »…
Les broderies aux couleurs éclatantes s’entrelaçaient savamment du col jusqu’aux chevilles, si bien que l’étoffe originelle, de couleur écrue, disparaissait entièrement sous les passementeries. Quant à la coiffe, plus ample et plissée que de coutume, elle s’ornait de plumes d’oiseaux et de fleurs qu’Ellula trouvait ridicules mais dont les couturières jugeaient la présence indispensable.
Elle avait été exonérée de traite le lendemain de l’intrusion de Kephta dans l’étable. Rijna lui avait flanqué un chaperon dans les jambes, une vieille servante à l’haleine méphitique qui l’avait accompagnée dans ses moindres déplacements, poussant le zèle jusqu’à l’attendre devant la porte des toilettes lorsqu’elle s’y enfermait pour satisfaire un besoin naturel. Cantonnée aux tâches ménagères, elle n’avait plus revu Eshan qu’à l’occasion des repas, du seul dîner le plus souvent, car lui-même avait été chargé par la première épouse de superviser la fenaison. Il partait très tôt le matin et ne revenait qu’au crépuscule, le visage rougi par les rayons de l’A, les joues creusées par la fatigue. Ils n’avaient donc pas eu l’opportunité de se retrouver en tête à tête avant la cérémonie. Elle le regrettait amèrement : lui seul aurait pu empêcher cette union détestable. Un mot de lui, un simple signe, et elle se serait enfuie sans hésitation de ce domaine qui se refermait sur elle comme une gigantesque tombe, elle aurait accepté de brûler en clandestine les derniers feux de son existence. Après qu’il l’avait embrassée et caressée dans l’étable, elle avait espéré toutes les nuits qu’il frappe à sa fenêtre, qu’il la supplie de partir avec lui. Nul besoin de supplier d’ailleurs, un bref regard aurait suffi : ils auraient traversé la cour intérieure du domaine, ils auraient couru jusqu’à l’aube, ils auraient établi d’infranchissables distances entre Isban Peskeur et eux, ils se seraient réfugiés dans le massif de l’Éraklon en compagnie des aros sauvages et des rapaces, ils se seraient aimés dans une grotte introuvable jusqu’à ce que la mort les invite à leur ultime voyage dans le vide noir et froid. Mais il ne s’était pas présenté, il avait baissé les yeux à chaque fois que leurs regards s’étaient croisés, résigné déjà, écrasé sous le poids de la tradition, et l’espoir immense, insensé, qui s’était levé en elle s’était retiré en lui laissant un arrière-goût de cendres.