Comment harmoniser la vengeance avec les enseignements de la Bonne Nouvelle, qu'il diffusait lui-même lors de ses voyages ? Comment pouvait-il souligner le caractère impérieux du pardon aux autres, sans excuser les imperfections de ses proches ? Le Maître, dont il s'était placé sous tutelle, avait oublié les coups de tous ses offenseurs, acceptant même la croix... Il avait vu tant d'amis emprisonnés et persécutés au nom du Céleste Bienfaiteur. Tous faisaient preuve de courage, de sérénité, de confiance... Il connaissait le dévoué prêcheur de l'Évangile sur la voie Salaria, Hostilius Fulvius dont les deux enfants avaient été assassinés sous les pattes de deux chevaux jetés intentionnellement sur eux par un tribun ivre. Lui- même, Varrus, avait aidé à rassembler les restes des innocents et avait vu ce père agenouillé, prier en pleurant, remerciant le Seigneur des souffrances dont lui et sa famille étaient cruellement éprouvés.
L'affliction de cette heure, ne serait-ce pas la main de Dieu qui exigeait de sa part le témoignage de la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans l'amphithéâtre et voir Tatien dévoré par les bêtes féroces que de se vouer tous deux à la honte de la mort morale ?
Et il se demandait dans sa douleur silencieuse : — Comment Jésus se serait-il comporté s'il avait été père ? Aurait-il livré son enfant sans défense aux terribles loups de la jungle sociale sans la moindre réaction ?
Il ne se croyait pas en droit d'exiger quoi que ce soit pour lui car il considérait sa position comme étant celle du plus commun des mortels, tel un pécheur ayant un besoin évident de devenir vertueux.
Il ne pouvait astreindre sa femme à se vouer à la cause même si la perdre lui serait une immense douleur.
Et pourtant et le petit ? Serait-il juste de le laisser à la merci du crime ?
— Oh ! Dieu ! — pleurait-il intérieurement — comment lutter avec un homme puissant quand Opilius Veturius pouvait changer les décisions de César lui-même ? Que sa femme aimée le suivit, était une blessure que l'éponge du temps absorberait certainement au fond de son âme, mais comment se séparer de son fils qui était sa raison de vivre ?
Il s'est levé machinalement, a pris son garçon endormi dans les couvertures et a ressenti la tentation de fuir.
Ne serait-ce pas, cependant, une inexcusable témérité que d'exposer cet enfant aux risques encourus ? Et quelle serait la posture de sa compagne, le lendemain, dans le cercle de la vie sociale ?
Cintia n'avait-elle pas pensé à lui, ce père affectueux et ami qu'il était, niais pourrait-il, lui disciple des enseignements de Jésus, la vouer au dédain d'elle-même ou à la déconsidération publique ?
Comme s'il était soutenu par une étrange force invisible, il remit l'enfant dans son lit, et après l'avoir embrassé tendrement, il est longuement resté penché sur lui et se mit à pleurer humblement, versant de copieuses larmes, comme s'il vidait la fierté ardente de son cœur sur la précieuse fleur de sa vie.
Peu après, s'assurant que la conversation continuait dans l'intimité de sa chambre, il est retourné sur la voie publique, cherchant une bouffée d'air pur pour son corps languissant...
Il s'est arrêté au bord du Tibre revoyant en mémoire les souffrances de tous les opprimés de ces eaux mystérieuses et tranquilles qui devaient occulter les gémissements d'innombrables martyrs victimes d'injustice sur terre. Le mutisme du vieux fleuve n'était-il pas une source d'inspiration pour son âme agitée ?
Les rares passants et les quelques voitures retardataires ne remarquaient pas sa présence.
Partageant son regard entre le firmament scintillant et les eaux tranquilles, il s'est plongé dans de profondes réflexions que personne n'aurait pu sonder...
À l'aube, il est retourné chez lui, apathique et désorienté, et s'enferma dans l'une des pièces où il s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves d'où il fut arraché, alors que le soleil brillait, par les cris des esclaves qui transportaient du matériel sur les constructions toutes proches.
Varrus Quint a procédé à sa toilette matinale et s'en fut voir Cirila et son enfant, il caressa son fils gravement et affectueusement alors que la jeune servante lui annonçait que son épouse s'était absentée en compagnie d'amies pour une cérémonie religieuse au Palatin.
Contrarié, il s'est éloigné de la résidence en direction de la voie Ostie. Il désirait s'entretenir avec quelqu'un qui pourrait lénifier sa profonde douleur et, se rappelant de la noble figure de Corvinus, il était décidé à le prendre pour confident de toutes les peines qui lui assénaient le cœur.
Reçu par Lysippe, celui-ci l'informa que le bon vieillard s'était absenté pour s'occuper de plusieurs patients, soulignant néanmoins qu'il serait de retour dans la soirée à la voie Ardeatina.
Mais son hôte observa une telle pâleur sur le visage de son visiteur inattendu qu'il l'invita à s'asseoir et à se servir un bouillon réconfortant.