N'évoque pas le passé ! Réponds au moment présent ! Pourquoi s'adonner à l'illusion nazaréenne quand nos divinités t'offrent le pain quotidien et une vie heureuse ?
Rufus, cependant, a relevé le front retrouvant sa sérénité.
Il a dévisagé sa femme qui le regardait, affligée, puis il a tendu les bras à Dionie, son petit ange brun de quatre ans qui s'est à nouveau précipitée vers lui s'exclamant confiante :
Tu viens avec nous, papa ?
L'interpellé a fixé sa fille avec une indicible tendresse mais il n'a pas répondu.
Personne n'aurait pu connaître le drame qui se déroulait derrière ce visage sillonné de souffrance.
Ses yeux statiques se sont arrêtés de pleurer.
Une soudaine et inébranlable fermeté s'est affichée sur son visage.
Il a élevé sa pensée au ciel manifestant une attitude profonde de prière, mais Opilius s'est remis à parler, incisif et s'écriant :
Ne t'attarde pas, ne t'attarde pas ! Renie la superstition nazaréenne et abomine dès maintenant l'imposteur de la croix ?
L'Évangile est la révélation divine — a informé Rufus pris d'un calme impressionnant —, et Jésus n'est pas un mystificateur mais bien le Maître de la Vie impérissable...
Comment oses-tu ? — a interrompu Veturius, en colère — ta mort ne sera qu'un suicide et tu seras le bourreau de ta propre famille. Dioclèsie et tes filles seront expulsées, quant à toi, dans quelques instants tu descendras partager la convivialité des pouvoirs infernaux.
Il lui a lancé un regard de rancœur et a conclu, après un court intervalle :
Malheureux, tu ne crains rien ?
L'esclave, semblant pris de vigoureuses forces spirituelles, l'a regardé avec tristesse, et a expliqué :
Seigneur, ceux qui vont mourir vont au devant de la vérité... Mon cœur souffre à l'idée de voir ma femme et mes petites filles humiliées par le destin incertain qui les attend sur terre, néanmoins, je les remets en cette heure au jugement du ciel. Aujourd'hui, vous pouvez condamner. La maison, le sol, le bois et l'or restent entre vos mains. Demain, néanmoins, vous serez amenés à rendre des comptes aux tribunaux divins. Où sont-ils ceux qui, en d'autres temps, ont persécuté et ont condamné ? Ils rampent tous dans la poussière où se confondent les esclaves et les maîtres. Les litières de la vanité et de l'orgueil se consument avec le temps... Je ne crains pas la mort qui pour vous est une énigme et un mystère, mais qui pour moi est la libération et la vie...
La grande assemblée écoutait empreinte d'une torpeur irrésistible d'effroi.
Opilius, retenu peut-être par des fils intangibles, restait immobile comme le bâton sculpté auquel il se soutenait et qui portait la marque de son autorité domestique.
Vous commentiez la lamentable situation de ma compagne et de mes filles — a continué Rufus, après un court intervalle —, au vu de vos résolutions, en les exilant vers d'autres terres, malgré tout le respect que votre famille nous a toujours témoigné, je suis amené à me poser des questions concernant vos ancêtres... Où sont donc vos parents aujourd'hui ? Les titres de patricien n'ont pas dispensé vos ancêtres des devoirs envers la tombe. Vous êtes tout aussi séparés d'eux, que je le serai désormais des miens... Et, alors que votre nostalgie erre comme une ombre inutile, hantant vos jours, la douleur de ma femme, tout comme la mienne produiront en nous la réconfortante certitude d'avoir coopérer à la construction d'un monde meilleur... Nous sommes des esclaves, oui, nés sous le joug lourd et cruel de la captivité, néanmoins, notre esprit est libre d'adorer Dieu, selon notre compréhension. Avant nous, d'autres compagnons ont connu le martyre... Combien auront été assassinés dans les cirques, sur les croix, sur les bûchers et dans les tribunaux ?! Combien auront marché vers la tombe, chargés de l'épineux fardeau des afflictions !... Néanmoins, nos cœurs blessés, comme des rondins lancés au feu, nourrissent la flamme de l'idéalisme sanctifiant qui illuminera l'humanité ! Nos enfants ne seront jamais des orphelins. Les protégés du Christ, au monde, sont l'héritage béni de notre foi destinée à un grand avenir... Le bonheur céleste habite avec nous dans les prisons de la terre. Nos souffrances sont semblables aux ombres rares de l'aube qui se mêlent à la lumière naissante d'un nouveau jour !...
Le prisonnier a regardé Veturius dans les yeux avec une vaillante sérénité et a affirmé sans affectation :
Mais vous, Romains dominateurs, tremblez, alors que vous riez ! Jésus règne au- dessus de César !...
Surmontant la lassitude qui le dominait, Opilius Veturius a agité les bras et s'est exclamé :
Tais-toi ! Pas un mot de plus ! Épipode, le fouet !...
L'homme de main a fait claquer le fouet sur le visage de l'esclave anobli, tandis que Veturius, en quelques mots, concluait l'affaire avec le négociant.
Dioclèsie et les petites furent cédées à un prix dérisoire.
Alors que la pouliche sauvage était équipée, la femme du martyr voulut se lancer dans ses bras, mais quelques compagnes l'ont éloignée avec ses filles dans un coin en retrait.