Mon fils, demain j'aurai intégralement accompli ma tâche de mère. En ce sens, ton mariage marque la fin de mes responsabilités. Nous pouvons, donc, parler le cœur ouvert comme deux vieux amis... Depuis quelques années déjà, je ressens le besoin de rénovation spirituelle...
Mais pourquoi ce besoin de renouvellement si l'amour des dieux habite notre maison ? — a coupé le jeune homme contrarié et inquiet. — Nous manquerait-il quelque chose par hasard ? Ne vivons-nous pas les uns pour les autres dans une douce confiance réciproque que les protecteurs célestes nous ont conférée ?
L'abondance des biens matériels n'apporte pas toujours le bonheur au cœur — fit observer la matrone en souriant tristement — la richesse de Veturius peut ne pas être ma richesse...
Elle a posé sur son fils des yeux larmoyants et calmes que la souffrance intime anoblissait et a continué, après une longue pause :
Tant que nous sommes jeunes, notre personnalité est comme une pierre précieuse prête à être lapidée. Mais le temps, au quotidien, nous consume et nous transforme jusqu'à ce qu'une nouvelle compréhension de la vie fasse briller notre cœur. Je me sens dans une nouvelle phase. Tu es aujourd'hui un homme et tu peux comprendre.. Depuis longtemps, j'observe la décadence qui nous entoure. La décadence qui nous gouverne se manifeste par des transgressions de toutes sortes, la décadence chez les gouvernés qui font de l'existence une chasse au plaisir... En d'autres temps, j'ai eu aussi les yeux voilés. Plus les paroles avisées de ton père cherchaient à m'éveiller, plus sourde je me faisais...
Aujourd'hui, cependant, ses paroles résonnent dans ma conscience avec plus de clarté. Nous nous trouvons enlisés dans une boue de vices et de misères morales. Seule une intervention spirituelle différente de celle en laquelle nous avons cru jusqu'à présent, peut relever le monde...
Mais, mon père — a expliqué Tatien visiblement contrarié — était un philosophe qui ne s'est pas éloigné de nos traditions. La documentation qu'il nous a laissée atteste de sa culture. En outre, il a été assassiné quand il accomplissait un noble devoir en combattant la peste chrétienne.
À ce moment-là, sa mère a exprimé les signes d'une peine évidente, le visage serein, elle lui a expliqué :
Tu te trompes, mon fils ! Tu as grandi aux côtés de Veturius sous la brume épaisse qui cache notre passé... Toutefois, aujourd'hui, je peux t'assurer que Varrus était un adepte de Jésus...
En prenant connaissance de cette révélation inattendue, le jeune homme s'est altéré.
Une étrange rougeur lui est montée à la face, les veines de son visage se sont gonflées, ses lèvres se sont crispées et son expression s'est animalisée.
Effrayée, Cintia est restée muette.
Tout comme le jour de la mort de Silvain, le jeune patricien s'est mis hors de lui.
En cette heure, il ne pouvait se révolter, cependant, il s'est écrié pour se soulager :
Toujours affronté par ce Christ que je ne cherche pas ! Par la gloire de Jupiter, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai !...
Prise d'effroi, sa mère recula.
Jamais, elle ne l'avait vu dans un tel état de déséquilibre.
Tatien présentait un masque indéfinissable de souffrance et de haine comme s'il était d'un seul coup devant son plus terrible adversaire.
Il a dévisagé Cintia, tremblant, s'efforçant en vain de se calmer, puis il a énoncé avec un air de découragement :
Mère, Opilius a raison. Tu es vraiment démente. La peste t'a rendue folle !...
Et après quelques instants de silence pendant lesquels on ne pouvait entendre que sa respiration haletante, il a ajouté, mélancolique :
Demain, j'épouserai Hélène avec un dard empoisonné à me torturer la poitrine.
Peu après, il l'a enlacée nerveusement avec toute la sollicitude de quelqu'un qui conduit un grave malade et, sans dire un mot, il l'a laissée dans sa chambre, affligée et désappointée.
Depuis ce crépuscule inoubliable, Cintia Julia a été considérée comme folle au sein de sa famille.
Le mariage des jeunes gens s'est réalisé lors de solennités exceptionnelles. Pendant trois jours consécutifs, l'exploitation agricole et l'amphithéâtre régurgitaient d'invités pour les jeux et les fêtes de congratulations avec de joyeuses cérémonies de louanges et de reconnaissance aux divinités bienfaitrices. Mais, dans la splendeur de la réjouissance publique, deux personnages étaient stigmatisés par une angoisse infinie. Opilius et Tatien contraints de devoir garder la maîtresse de maison à l'écart de la vie domestique, gardaient le sourire artificiel sur les lèvres de ceux qui reçoivent la joie du peuple comme une tasse lumineuse pleine de fiel.
Les appartements de Cintia restaient sous bonne garde dirigée par Épipode.
La réception de visites lui fut interdite.
L'entrée des serviteurs eux-mêmes était strictement contrôlée. La femme de Veturius ne pouvait voir que les plus intimes.