Mais au milieu de l'enthousiasme général, Blandine geignait sans cesse. Elle insistait pour rester. Ne voulait pas laisser son père. La maîtresse de maison, cependant, ne changeait pas d'avis. Les petites devaient partir, aller voir leur grand-père.
La veille du voyage, la petite pleurait tellement que Tatien, tard dans la nuit, s'est levé pour la consoler, alors que sa femme, occupée aux derniers préparatifs, ne s'était pas encore couchée. Allant d'une pièce à l'autre, il a entendu des rumeurs étouffées sur une petite terrasse toute proche. Sans être découvert, il a distingué Hélène et Teodul qui échangeaient des rapports affectueux. L'intimité à laquelle ils se livraient ne pouvait laisser aucun doute quant à la relation amoureuse entre eux deux.
Son cœur s'est mis à battre effréné.
Il avait toujours fait confiance à sa femme malgré le tempérament explosif qui la caractérisait.
Il eut envie d'étrangler Teodul de ses mains froides et implacables, néanmoins, les gémissements de Blandine éveillaient en lui ses sentiments de père. Le scandale n'apporterait pas de compensations. Plutôt que de changer son destin, complètement perturbé maintenant, il retomberait comme une flèche incendiaire sur la famille que le ciel lui avait confiée.
Punir sa femme reviendrait à condamner ses filles.
Instinctivement, il s'est rappelé de Varrus, et, pour la première fois, il a longuement réfléchi aux tempêtes qui s'étaient abattues sur le chemin parcouru par son père.
Quelles forces surhumaines avaient bien pu le soutenir. Comment avait-il pu supporter le malheur domestique sans trahir la supériorité morale qu'il lui connaissait ?...
Il s'est souvenu des paroles qu'il avait prononcées « in extremis », et analysait maintenant le caractère élevé du respect des droits de la femme évoqué par son père.. Il aurait souhaité être en possession de notions aussi nobles mais se sentait bien loin de telles conquêtes de l'esprit. Pour lui le pardon n'était que de la lâcheté et l'humilité exprimait un manque de dignité.
D'autre part, il s'est rappelé Cintia, sa triste mère qui balançait son berceau. Contraint à reculer dans les souvenirs de son enfance, il se disait maintenant que même dans les grands moments de tendresse manifestés par son beau-père, jamais il n'avait vu sa mère vraiment heureuse. La chère matrone avait vécu de longues années l'âme voilée par un indéfinissable désenchantement.
Hélène ne serait-elle pas en train d'acquérir le même patrimoine de douleur ?
Il a entendu quelques mots affectueux prononcés par le couple d'amants que le souffle de la nuit portait à ses oreilles, mais cependant, tout comme le fit Varrus Quint, quand lui Tatien n'était encore qu'un ange tendre, il est retourné à l'intérieur s'occuper de sa fille.
Blandine l'a étreint, consolée, comme si la présence paternelle dissipait tous les dangers et après l'avoir embrassé, elle s'est endormie, tranquille.
Le jeune homme l'a pressée contre son cœur et profondément angoissé, il est allé se coucher à son tou sans dire un mot.
Une fois dans son lit, le souvenir de son père lui est revenu avec plus d'insistance. Il a alors prié demandant l'aide des dieux immortels de sa foi. Il aurait voulu rester éveillé, mais la prière, tel un doux somnifère l'a pris d'une languissante torpeur qui finit par l'envelopper d'un lourd sommeil.
À l'aube le lendemain, il fut bruyamment éveillé par sa femme qui venait lui faire ses
adieux.
La caravane partait très tôt.
Hélène et ses compagnons prétendaient effectuer un court arrêt à Vienne pour y revoir quelques amis.
Tatien, triste le visage sombre, a prononcé quelques mots rapides mais lorsqu'est arrivé le tour de Blandine qui s'est lancée dans ses bras anxieux, en pleurs, le chef de famille fut ému et tremblait.
Ne me laisse pas partir, papa ! Je veux rester ! J'ai peur ! Emporte-moi dans la vigne ! — sanglotait la petite
de désespoir.Son père l'a embrassée avec tendresse et lui a recommandé :
Calme-toi ! Fais selon les désirs de ta maman, grand-père t'attend, plein de bonté ! Tu seras heureuse de faire ce voyage, ma fille !
Il n'en est rien — s'est écriée l'enfant les yeux gonflés de larmes —, qui priera avec vous le matin ?
Que ce soit en raison de la torture morale qu'il supportait depuis la veille ou pour l'angoisse de cet au revoir qui lui fendait le cœur, le patricien éprouvait à cet instant une grande émotion qui étouffait sa poitrine oppressée. Il a déposé Blandine dans les bras d'Anaclette qui l'attendait, impatiente, et d'un geste brusque il est rentré se jetant dans la solitude pour laisser couler ses larmes. Il aurait voulu se défaire de cette amertume qui dominait ses pensées, néanmoins, quand les voitures se sont éloignées au bruit des adieux des esclaves, il est presque devenu fou en entendant la voix de sa fille qui criait :
Papa!... Mon petit papa !...
Une fois l'excursion commencée, Hélène s'est inquiétée.
Blandine, malgré tous les reproches, refusait de se nourrir. La beauté du paysage rhodanien ne l'intéressait pas.