Un gars maigrichon souffle de temps à autre dans une trompette à laquelle pendouille un fanion frappé de la croix gammée. Eva marche vite, ses talons clapotent dans les flaques de neige salies de mâchefer. Par deux fois, elle manque s’affaler. Son manteau se balance sur ses belles jambes à moitié cachées par des chaussettes de laine. Elle s’est parfumée, trop, selon Rodolphe qui trouve qu’elle sent le poivre, et cela le fait éternuer. Un parfum qui ne va pas avec l’hiver.
Sur Unter den Linden, des jeunes hommes sont rassemblés autour d’un brasero et distribuent des boissons chaudes. Une affiche dit :
Rodolphe trouve que ces jeunes ressemblent beaucoup à des militaires parce qu’ils portent des uniformes très bien taillés. Eva lui explique qu’ils sont membres du parti national-socialiste.
— Ils sont un peu comme des soldats. On les appelle les sections d’assaut, les SA. Parfois, ils se battent avec les communistes.
— Ils sont courageux, alors !
— Ah oui, tu peux le dire ! De vrais Allemands, ceux-là.
— Ils ont de beaux uniformes. J’aimerais en avoir un comme ça. Avec le brassard rouge et noir.
— C’est la croix gammée. L’emblème des Aryens.
— Je veux en avoir une.
— Non, non, non. Ta mère n’aime pas trop ça.
Eva prend la main de Rodolphe pour traverser. Un cheval arrive droit sur eux en trottant vigoureusement, l’encolure et les naseaux fumants. Ils courent pour l’éviter et passent sous le pont du chemin de fer. Une grosse locomotive est arrêtée au-dessus et lâche des nuages de vapeur en sifflant.
Sur Unter den Linden, les cafés s’emplissent de monde. Des files de personnages engoncés dans de gros manteaux se forment devant les arrêts des tramways, plus longues que d’ordinaire à cause des grèves. Eva souffle sur ses doigts.
— On va y aller à pied, ce n’est pas loin.
Rodolphe fait une mine désolée.
— Je sais que tu aimes prendre le tramway, Petit Homme, mais aujourd’hui, ce n’est pas possible.
Opernplatz se trouve à deux cents mètres, en direction du sud. Unter den Linden est blême dans la froidure. La neige a été repoussée contre les marches des trottoirs et au bas des murs en des bourrelets grisâtres entre lesquels les passants, pressés par le froid, laissent des empreintes noires.
La place est occupée par les partis politiques qui se tiennent à bonne distance les uns des autres et se jaugent à coups de regards farouches. Devant l’université Humbolt, des étudiants distribuent des tracts. À l’autre bout de l’immense place, la cathédrale catholique Sainte-Edwige est ouverte pour l’office du soir – son gros dôme verdâtre fait comme une boule prête à s’échapper vers le ciel. De temps à autre, Rodolphe s’y rend pour assister à la messe parce qu’il est catholique. À l’entrée d’Opernplatz, le petit parc est tout blanc. Des enfants font la manche en déjouant la surveillance des agents de police.
C’est la première fois que Rodolphe pénètre dans le Staatsoper. Il s’arrête un instant en apercevant les rangées de fauteuils couverts de pourpre, la loge impériale qui ruisselle de dorure. Il aurait aimé que sa mère lui ouvre les portes de ce monde enchanteur.
Eva a pris des billets pour des places au balcon, au premier rang pour que Rodolphe puisse voir. Les musiciens occupent déjà la scène. Certains répètent les passages difficiles des partitions qu’ils vont jouer, d’autres discutent en jetant de temps à autre des coups d’œil vers le public. Eva tient la main de Rodolphe. Il contient son émotion ; son souffle s’accélère quand la lumière s’abaisse.
Furtwängler entre sur scène côté jardin en faisant des pas de géant, sans regarder le public. Son arrivée dans le décor austère déclenche un tonnerre d’applaudissements. Certains se lèvent pour applaudir. Revêtu d’une queue-de-pie noire, il invite l’orchestre à se lever et serre la main de Szymon Goldberg le premier violon, un formidable soliste, qui s’incline timidement. Goldberg, même quand il joue de petits solos, est fantastique. Un artiste rare. Un modèle pour les autres violonistes de l’orchestre.
Furtwängler lève sa longue baguette d’ivoire tout doucement, laisse passer de longues secondes, puis l’abaisse d’un coup vif. Le premier accord, puissant, embrase Rodolphe, au-delà de ce qu’il a jamais entendu. Puis les coups de timbale réguliers comme le rythme d’un cœur de géant. Une extraordinaire énergie se dégage du chef, une sorte de hardiesse qu’il sait communiquer aux spectateurs et à son orchestre. Personne n’aurait pu l’exprimer. La fièvre circule, enfle et déborde, étrange fluide qui fait luire les yeux. Furtwängler dirige la
Rodolphe aime la symphonie, mais, par-dessus tout, le