Читаем Berlin Requiem полностью

Après l’enterrement, il a filé jusqu’à Heidelberg rendre un dernier hommage à Furtwängler. Une belle lumière d’hiver jetait des éclats dorés sur les pierres tombales. Rodolphe est resté un long moment, incliné devant le nom gravé dans le granit. Un nom qu’il ne portera jamais et dont il ne pourra jamais dire ce qui le rattache à lui. Un père qu’un enfant se bricole dans le secret de ses rêves. Au fond, se dit-il, c’est sans doute le plus beau des personnages.

Les premières représentations de Tristan et Isolde ont eu un succès retentissant. Rodolphe n’a pas été, pour les critiques, le chef remplaçant, comme il le redoutait, mais ce futur grand maître que la musique attendait, selon un chroniqueur d’un journal danois. À vrai dire, il s’en moque. La gloire n’est rien, en comparaison de la paix intérieure.


Le dernier soir, au troisième acte, chant d’amour et de mort, Birgit Nilsson fixe Rodolphe de son regard noir. Le roulement de timbales s’achève. Le chef s’arrête soudain, un silence que Wagner n’a pas voulu. Peu importe. La baguette tremble. Le visage de Furtwängler apparaît soudain. Il sourit, satisfait et dit :

— Tu as eu raison, Rodolphe, de marquer ce silence qui n’existe pas. Donne tout ton cœur.

Les violons restent comme suspendus, l’archet immobile. Rodolphe abaisse lentement sa baguette, un signe à peine perceptible, comme le faisait son père. Au diable le tempo. Un long frémissement monte des pupitres. La voix de Nilsson, puissante, émerge comme une plainte du crépuscule. Elle a un physique de grande tragédienne, des joues de jeune fille. Un regard fort, presque celui d’Eva.

Comme il sourit légèrement, doucement ;Comme ses yeux charmants s’ouvrent.Le voyez-vous, mes amis ?

Plus rien n’existe. Rodolphe n’a jamais rien entendu de tel. Les aigus montent, d’une ampleur qui le transporte. Il ne maîtrise plus son émotion, ferme les yeux, se contracte pour rester maître de son âme qui chavire. Christa disait de ne jamais perdre le contrôle. Les larmes coulent sur ses joues.

Me noyer, disparaître, inconsciente,Dans les flots bondissants, dans les sons mélodieux,Dans l’âme du monde, la respiration universelle,Félicité suprême.

La note finale d’Isolde est un dernier souffle. Allongée sur un rocher, dans la pénombre, sa voix s’efface, un dernier murmure, dans le long adieu des violons. Quand la musique s’éteint au bout d’un point d’orgue, un bref silence fige la salle. Rodolphe est prostré. C’est si dur, la gloire, parfois.

La suite est simple, une chute vertigineuse. Après les applaudissements et les saluts, viennent les félicitations, les photos et les images, en vrac. Rodolphe refuse toutes les invitations, toutes les œillades, tous les sourires complices. Il a envie de hurler qu’il a un père à présent, qu’il n’est plus l’enfant du néant. Que ce père est le plus grand de tous les chefs. Birgit Nilsson ressent son désarroi, elle l’embrasse et l’étreint, comme Eva le faisait quand il était triste.

Bravissimo, Maestro !

Rodolphe sort le dernier du grand théâtre. Des badauds traînent sur le parvis. Il signe quelques photos puis s’écarte timidement. Une fine pluie vient de la mer Baltique comme un voile de soie. Les rues encore froides luisent dans cette nuit de printemps timide. Rodolphe remonte le col de son manteau. Un claquement de mains résonne entre les murs. Un inconditionnel, un admirateur, l’aura suivi jusque-là. Puis une voix, un accent de Bavière qui roule légèrement.

— Bravo, Petit Homme. Tu as été le plus grand des chefs d’orchestre.

— Eva ?

Une femme marche lentement vers lui et s’arrête dans la lumière d’un réverbère.

— C’est bien moi. Je ne suis pas un fantôme du passé.

Une mèche de ses cheveux blonds est attachée avec une épingle sur le côté, comme autrefois. Elle sourit tendrement.

— La guerre n’a pas tout détruit, tu vois.

Elle tient dans sa main un petit objet luisant. Un étrange galet en forme de cœur.

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