Читаем Berlin Requiem полностью

— Je n’ai jamais eu de professeur, Rodolphe. Je regardais des maîtres et je m’en inspirais en faisant toujours ce que j’avais au fond de l’âme. Faire dialoguer des bassons et des cors, par exemple, est très difficile. Les uns sont doux, les autres plus forts, plus durs, presque. Pourtant, il faut y parvenir.

Il regarde Rodolphe un long moment, d’un regard qui devine.

— Vous êtes timide, Rodolphe, trop replié sur vous-même. Vous gardez encore trop la distance. Il faut se donner à l’orchestre. Quand plus de cent musiciens se jettent dans un crescendo, comme à la fin de Tristan, il faut se jeter avec eux. Il faut défaire, à ce moment-là, les chaînes qui retiennent votre personnalité.

Furtwängler a du mal à parler. Chaque respiration le fatigue.

— Faites ce que vous aimez faire. Essayez de voir si cela est compatible avec votre envie d’être le plus grand chef au monde ou si vous voulez faire uniquement de la musique.

— Vous êtes le plus grand, sans doute parce que vous aimez faire de la musique.

— La célébrité, ça vient toujours par hasard. Ça vous surprend et ça vous trahit, aussi. Faites ce qui vous plaît, voilà le seul vrai choix. Le plus important, c’est la liberté. Celle de croire en ce que l’on fait et de le faire, sans entrave.

» Vous savez, j’ai été victime de cette célébrité et de la place que j’occupais dans la musique de notre pays et dans le cœur de chaque Allemande et de chaque Allemand. Les nazis se sont servis de moi et, au soir de ma vie, je vois combien j’étais vulnérable. À cause des honneurs et de la gloire. C’est difficile d’y renoncer. J’avais tout pouvoir sur le Philharmonique. Je décidais des nominations, des carrières et même des salaires. Il était ma chose, je pouvais en faire presque ce que je voulais. J’avais tissé des réseaux à de très hauts niveaux… Non seulement dans la musique mais aussi au cœur du pouvoir. Comment renoncer à tout cela ? L’orgueil et le pouvoir, vous comprenez, c’est plus fort que tout. Je n’ai jamais dit cela à qui que ce soit. Pas même à ma femme.

Le visage de Furtwängler se fige. Ses forces sont à bout.

Rodolphe se retire. Le vieux musicien serre fortement sa main et le fixe intensément. Ses lèvres tremblent. Il veut parler, exprimer des mots enfouis, mais n’y parvient pas. Ses yeux se voilent. Rodolphe se détourne pour ne plus avoir à supporter son regard.

Furtwängler est essoufflé. De ses yeux rougis par la fièvre, il cherche une feuille sur son bureau.

— Voilà ce que j’avais écrit, il y a bien longtemps, à propos de l’attitude à tenir devant l’orchestre.

Il plie la feuille en quatre et la tend à Rodolphe.

— Je vous la transmets, vous en ferez ce que bon vous semble. Lisez cela ce soir et nous en parlerons demain.

Furtwängler se lève. Il tremble de tout son corps, cherchant l’équilibre. Il tend une main vers Rodolphe. Le contact de ses doigts osseux et crispés bouleverse le jeune musicien. Ils sont déjà froids, comme déjà morts, se dit-il.

Furtwängler reste un moment prostré, incapable du moindre geste, les yeux fixés vers la fenêtre. Le soleil est passé de l’autre côté de la vallée, laissant traîner derrière lui une lueur de bronze. La nuit va descendre très vite.

— Le monde a cru que l’Allemagne de Hitler était le démon, dit le chef. Il a cru qu’il suffisait de l’abattre pour que tout redevienne bon et rentre dans l’ordre. Maintenant, il s’aperçoit que ce n’était que la première incarnation d’un démon qui subsiste, enragé. La vie reste aujourd’hui, plus que jamais, une question de courage.


Dans le taxi qui le ramène à son hôtel, Rodolphe déplie le papier que lui a donné le maître. L’écriture est heurtée, incertaine. Il a eu le désir de calligraphier pour être lisible :

Attitude à tenir devant l’orchestre :Les regarder en parlant !Parler calmement !Tout ce que l’on exige, l’exiger totalement !Dire tout avec le moins de mots !Rire peu.Toujours actif, jamais offensé.Ne jamais rien abdiquer de sa personnalité.

Rodolphe pense aux conseils de Mayer. Les mêmes, au fond. Les chefs d’avant-guerre avaient tout pouvoir, aucun instrumentiste n’aurait osé contredire ces sortes de dictateurs de la musique. Mayer l’a fait basculer dans l’âge d’homme, brutalement, comme un maître exaspéré des maladresses de son apprenti. Furtwängler fait de lui un compagnon, presque un égal, celui à qui on glisse un petit secret. Dans sa tête, il entend la fin de Tristan, une apothéose qui retombe doucement. Ce n’est pas une mort mais un monde, autre, qui recommence. La fin est omniprésente en chaque acte, chaque pensée, chaque chose. Le commencement, lui aussi, est omniprésent. À quel moment la fin n’est-elle pas en relation avec ce qu’il se passe aujourd’hui : à aucun…

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