Читаем Berlin Requiem полностью

Rodolphe revoit des instants de son enfance, comme un film qui défile et butte parfois sur ses perforations. Les nationaux-socialistes, partout, personne ne semblait s’en offusquer, mis à part les communistes. Furtwängler appartenait à un autre monde, peuplé de gens bien calés dans leur notoriété ou leur gloire et qui ne voyaient rien du peuple. De ces Allemands, il n’apercevait que les visages bien rangés, anonymes et possédés par son art, dans les salles douillettes des concerts où des théâtres somptueux. Le reste n’existait pas.

— Je ne suis pas d’accord avec vous, dit Rodolphe. Les Allemands que je connaissais, ceux que je rencontrais avaient tous des sympathies nazies, ou, en tout cas, ils n’étaient pas hostiles. Moi-même, quand j’étais enfant, j’étais fasciné par les nationaux-socialistes, leurs uniformes, leur force, leur sincérité courageuse. Comprenez-vous cela ? Seule, ma mère me disait que  c’était mal, cette fascination. C’est après que j’ai compris.

Rodolphe serre les poings.

— Maman a gardé beaucoup de secrets, mais à cette époque elle a été l’unique à me dire quel était le mal. Non, monsieur, ne me dites pas que les Allemands n’étaient pas d’accord, que tout n’était que soumission ou manipulation. Hitler n’a été possible que parce que tout un peuple l’appelait de ses vœux. Ce peuple de gueux que je croisais sur le chemin de l’école et qui n’allait jamais vous écouter parce que trop pauvre et sans instruction. Dans quelle Allemagne avez-vous vécu, pour ne pas voir ?

Furtwängler n’a pas de réaction. Il se lève et marche à petits pas jusqu’à la bouteille à oxygène. La maladie a envahi ses poumons. Il place sous son nez le tuyau flexible et tourne fébrilement une molette de métal chromé. Un long sifflement s’échappe de sa bouche. Ses yeux se figent un instant, luisants et vides, en une extase sordide, pareils à ceux d’un drogué en manque qui vient d’avoir sa dose. Il repose le tuyau et revient s’asseoir. Il donne l’image d’un homme qui se tient sur une frontière invisible entre les deux mondes, face au noir et à l’inconnu. Il doit forcément se poser des questions sur ce qu’il veut laisser derrière lui. Sous ses traits de bonhomme extravagant et lunaire se profile un orgueilleux. Rodolphe réalise à présent combien il a été un homme de pouvoir, de cercles et d’ambitions démesurées.

— Hitler voulait faire de ma maison, dans le quartier chic de Potsdam, un véritable bunker. C’était pour me protéger des bombardements. Speer devait diriger lui-même les travaux. Il était architecte ! Architecte en chef ! Pas question que des bombes détruisent les dernières gloires du Reich.

Le maestro a un rictus moqueur en avalant sa bile. Ses yeux jettent des éclats troublants, les mêmes que ceux qui ont la lueur des derniers feux de la vie, juste avant qu’elle ne foute le camp. Rodolphe ne ressent rien, juste de la colère de voir ce géant de la musique chercher à s’expliquer avant de s’éteindre. Recoudre une mémoire déchirée. Rapiécer son histoire.

— Notre tragédie, ce n’est pas Hitler qui l’a écrite, mais nous-mêmes. J’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Pour moi, la question à se poser est : Qu’avons-nous fait de Hitler ? Il n’est pas venu de l’extérieur, il n’était pas, comme le disent beaucoup, après coup, une sorte de diable qui s’est emparé du pouvoir, tout seul. S’il était un démon, c’était bien celui que le peuple allemand voulait et auquel il s’est offert sans limites. Il est venu à nous parce que tout un peuple l’a appelé, selon son désir et sa volonté. Sans les Allemands, il n’aurait jamais été qu’un pantin. Nous autres, exilés, nous avons au moins une chance : nous ne portons pas cette responsabilité.

Furtwängler hoche la tête. Le regard dans le vague.

— Vous dites que l’art et la politique n’ont rien à voir, ajoute Rodolphe. Je pense que cette tragédie nous enseigne que tout est politique, au contraire.

Furtwängler donne l’impression de chercher une présence dans le vide. A-t-il seulement écouté ce que vient de lui dire son fils ?

— Vous savez, Rodolphe, ils croient tous que je suis venu ici pour guérir. Moi, je sais que je suis venu pour mourir. Ce sera rapide.

Rodolphe ne trouve pas ses mots. Une histoire dont il ne connaît que la fin vacille devant lui. Le géant est vaincu. Une infirmière toque à la porte et entre.

— Vos médicaments, monsieur Furtwängler.

La chambre est plongée dans la pénombre, à présent. Du couloir, parvient une odeur de cuisine, c’est l’heure du dîner.

— Je vais vous laisser, dit Rodolphe.

Furtwängler hoche la tête, le regard hébété. Sa chemise s’est défaite sur sa poitrine, laissant voir sa peau parcheminée, à même les côtes. Le squelette fait surface. Chaque journée lui enlève des forces, une à une. La mort a la patience d’une vieille qui dépiaute une carcasse.

— Revenez demain, dit-il après s’être raclé la gorge. J’ai encore beaucoup de choses à vous confier. Revenez donc à la même heure.

— Je serai là.

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