Читаем Berlin Requiem полностью

— Beethoven n’est pas un exalté, il ne s’égare pas, il ne se délecte pas de lui-même. Surtout, il ne terrorise pas. Les traîneurs de sabre qui nous écoutaient ne comprenaient pas tout cela. Devant sa musique, tout procédé de terreur est de ce fait, par lui-même, sans objet. N’oubliez pas les paroles de Schiller :

Frères, au-dessus de la voûte des étoiles doit siéger un père aimant.

Un rayon de soleil perce l’ombre de la chambre d’une diagonale poussiéreuse. Rodolphe cherche dans la chambre quelque image qui pourrait provenir de ce passé. Rien. Aucune photo, aucun objet. Tout est froid et lisse.

— Le message que Beethoven, dans ses œuvres et particulièrement la Neuvième symphonie, adresse à l’humanité, ce message de générosité, de confiance, d’unité devant Dieu, me semble n’avoir jamais été plus nécessaire que durant le national-socialisme.

Rodolphe murmure à son tour :

Vous prosternez-vous, millions d’êtres ?Pressens-tu ce créateur, Monde ?Cherche-le au-dessus de la tente céleste,Au-delà des étoiles il demeure nécessairement.

— Voilà, oui, Rodolphe. Vous savez, la musique, ce n’est pas forcément l’école de l’humilité, ce n’est pas vrai. Chaque chef a le sentiment d’être unique, au-dessus de la masse. Ce soir-là, l’orchestre et moi nous n’étions pas humbles et nous ne devions pas l’être. On nous avait obligés d’être là pour fêter l’ignoble. Nous avions du mépris pour ceux qui nous écoutaient, ces nazis triés sur le volet. Et nous leur avons jeté à la face tout ce que la beauté nous a donné comme arme et comme fierté.

Rodolphe ne quitte pas des yeux le vieux chef, guette chacune de ses expressions. Il l’a appelé par son prénom, cette familiarité le touche. Mais ses sentiments se contrarient, la colère se mêle à l’admiration. Cette colère, c’est le visage aux yeux caves de Christa revenue de Birkenau. Un visage qui avait cessé d’être la face d’une mère, où la bonté n’avait plus sa place, ni la pitié, ni l’amour.

— L’art n’a rien à voir avec la politique, ajoute Furtwängler. Rien à voir avec la guerre. Je me sentais responsable de la musique allemande et il était de mon devoir d’aider à surmonter cette crise autant que je le pouvais. Je ne regrette pas d’être demeuré parmi les Allemands qui devaient vivre sous la terreur de Himmler. Étant resté en Allemagne comme un artiste apolitique, au-dessus de la politique, je me suis, par là même, opposé au régime qui avait rabaissé l’art à n’être qu’un instrument de la politique. J’espère que vous me comprenez ?

Il a un regard qui cherche la compassion, Rodolphe l’ignore. Des boîtes de médicaments sont alignées sur le coin d’une table en inox. À la tête du lit sont disposées des bouteilles d’oxygène sur lesquelles pendouille un masque de caoutchouc. L’image d’une vie qui s’épuise.

— Je vous comprends, dit Rodolphe. Avez-vous su pour ma mère ?

Furtwängler penche la tête sur le côté comme pour esquiver.

— Je l’ai appris, il y a quelques jours seulement. J’ai vécu dans la douleur de sa mort. Quand j’ai voulu savoir ce qu’elle était devenue, on m’a dit qu’elle…

Il souffle comme pour chasser une émotion qui l’envahit.

— On m’a dit qu’elle avait certainement été gazée. C’était terrible de se souvenir de cette femme si libre, si belle et si talentueuse, et de se dire qu’elle…

Une quinte de toux le coupe.

— On ne savait pas. Personne ne savait. Tous ces camps, ces massacres… Qui pouvait penser une chose pareille…

Son monde n’est fait que d’idées et de sentiments, de passions et d’ivresses, se dit Rodolphe. La réalité ne l’a pas touché, pas tant qu’elle ne heurtait pas sa conviction qu’un artiste ne doit jamais être persécuté. Pour être à son niveau et y durer, il avait des relations très haut placées. De sa tour d’ivoire, du bunker qu’étaient devenues sa maison et la Philharmonie, voyait-il ce qui ravageait le monde ? Il semblait à l’abri de la pestilence, comme enfermé dans une naïveté. Voulait-il savoir ?

— Maman aussi a chanté devant Hitler, dit Rodolphe d’une voix dure.

— Je sais. Je l’ai dirigée devant ce cochon. Elle y voyait plus clair que moi. Souvent, je lui disais que tout cela n’allait pas durer. Et puis, il y a eu cette nuit de Cristal. Je ne sais plus où j’étais…

— J’étais à Berlin. Je m’en souviens très bien. J’allais avoir treize ans.

— Comment les nazis sont-ils arrivés à faire croire au monde entier, et en fin de compte aux Allemands eux-mêmes, qu’ils étaient à eux seuls l’Allemagne ? Alors que c’était tout le contraire. Le national-socialisme n’était pas notre pays, ou alors c’était une nation qui se trompait sur elle-même ?

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