Читаем Berlin Requiem полностью

Au téléphone, Rodolphe a dit au médecin qui s’occupe de Furtwängler qu’il est le jeune chef d’orchestre qui doit remplacer le maître.

— Je demande au docteur Furtwängler et je vous rappelle tout de suite.

Cinq minutes plus tard, le téléphone a sonné :

— Vous vous appelez bien Rodolphe Meister.

— C’est exact.

— Vous êtes le fils de Christa Meister, la cantatrice.

— Oui.

— Venez mardi, vers 10 heures. Vous pourrez le voir. Mais pas longtemps, il est très fatigué.

Rodolphe s’installe à la petite table de sa chambre et pose son fétiche devant lui. Il ouvre le grand cahier de ses notes, tout ce qu’il a pu ramasser sur le chef. Depuis la fin de la guerre, il a enregistré plus de deux cent vingt fois, deux fois plus que dans les années trente et quarante. Une véritable boulimie. Ça ressemble à une fuite en avant, un acte de survie.

Avant de quitter Paris, Rodolphe a joué au piano des parties entières des compositions de Furtwängler. Il a eu un mal fou à se procurer les partitions. Un ami d’un ami en avait des copies. Ce n’est pas de la musique de kappelmeister comme des dizaines de chefs frustrés ont pu en pondre, mais une œuvre véritable, empreinte de romantisme, hésitant entre modernisme et classicisme, entre Bruckner, Paul Hindemith et Beethoven. Comme entre deux mondes.

La nuit avance, Rodolphe étouffe, réfugié là-haut dans sa chambre où le souffle de l’automne vient jouer au volet. Tout lui paraît faux dans ces décors cosy de cette ville d’eaux avec ses vieux établissements de soins, ses églises aux clochers en forme de sorbets d’où s’élèvent des prières qui se perdent dans le grand nulle part. Tout semble propre même dans les boutiques des âmes et les corridors de la mémoire. Ce n’est pas l’Allemagne qu’il a laissée seize ans plus tôt, pas celle où chacun était un loup pour l’autre. Celle des visages des commissaires politiques, barbouillés de haine, des filles aux hanches tristes, celle des silences et des chuts. Il ne fallait pas s’épancher, dans ce pays qu’il a fui.

Il ouvre la fenêtre. Sous la peau de la nuit, les carapaces des toits de tuiles luisent faiblement. C’est en dessous que se terrent les secrets, les remords et les mauvaises consciences.

Dans le Die Welt du jour, le procès d’un ancien nazi fait la une. Rodolphe saute sur autre chose. Il parcourt quelques articles futiles, la nécrologie. Que cherche-t-il ? Lui-même, et il commence à s’en rendre compte. Il en tremble presque. Le visage d’Eva le hante, jamais effacé.

— Une salope de nazie ! a jeté un jour sa mère.

Et ça lui a fait mal. Comme une baffe qu’on reçoit sans pouvoir répondre, qui cingle le visage et ne s’efface jamais. Et qui fait saigner le cœur. Il n’arrive pas à lui en vouloir, à cette femme aux seins beaux comme le bonheur, au parfum des jours heureux. Il a couché avec d’autres, le temps d’un passage. Elles s’y entendent pour les choses du sexe, leur véritable science. Elles doivent coucher souvent, certaines, ouvrir leurs jambes à ceux qui leur plaisent. De vraies gloutonnes qui dévorent ce que la vie leur donne. Leurs désirs lui ont plu. Baiser jusqu’à en pleurer. À foutre tout dehors, les années d’angoisse, les hurlements dans la nuit, les bombes incendiaires qui dégringolent du ciel et crament les innocents. Dieu sait par où certaines sont passées.

Les yeux de Rodolphe fouillent l’obscurité. Il se sent prisonnier de cette noirceur qui dissimule toute vérité. Prisonnier d’un pays qui se ment à présent. On juge un SS, mais c’est tout ce monde qui pionce désormais, qu’il faut traîner au tribunal.

Prisonnier. Pas moyen d’aller à Berlin, de marcher dans Friedrichstrasse, de tourner sur Unter den Linden jusqu’au parc de Tiergarten, passé la porte de Brandebourg. Tout est communiste aujourd’hui, ou en secteur militaire américain. Il ne doit plus y avoir de cygnes qui se pâment sur les eaux vertes des petits lacs. Ni même de parc. Il ne doit plus y avoir de pauvres non plus. Des loques de gosses aux yeux torves qui agitaient leurs mains crasseuses pour quelques sous. L’ogre les a tous bouffés, ceux-là. Ce sont toujours les miteux qui trinquent le plus, dans les guerres.

Eva courait se cacher tandis qu’il comptait, le front contre un tronc d’arbre. Jusqu’à dix. Il trichait et la voyait s’accroupir derrière un buisson ou sous des fougères. Un jour, il a même vu son entrejambe tandis qu’elle s’accroupissait, et ce fut le grand tintamarre dans sa tête et dans sa poitrine. Elle avait de belles jambes, longues et pleines. Quand sa jupe se soulevait avec le vent ou quand elle tournait sur elle-même, une musique la suivait et l’enveloppait. Des violons en un long legato, clair et pur.

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