Wilhelm,
Comme beaucoup, tu dois penser que je suis morte à Birkenau. En un sens, c’est un peu vrai. Le meilleur de moi-même est resté dans les camps et je ne suis plus qu’une survivante qui se demande souvent pourquoi elle continue à s’attarder dans cette vie. Mais ce n’est pas de cela dont je suis venue de parler.
Dans quelques jours ou quelques semaines, tu recevras la visite de notre fils. Il s’appelle Rodolphe et s’apprête à diriger, à ta place,
Tristan, à l’Opéra de Copenhague. Il ne sait rien de notre relation. Il ignore que tu es son père. Toi-même, tu ne le savais pas jusqu’à cet instant. Je n’ai jamais voulu qu’il l’apprenne, par orgueil, par égoïsme. Sans doute parce que je n’ai été pour toi qu’un nom sur une longue liste de conquêtes. Sans doute parce que j’ai été une idiote de plus. Ou je ne sais quoi. Mais, plus sûrement, parce que nous nous sommes aimés en un temps de folie. Autant l’avouer, les hommes défilaient dans mon lit, parfois plusieurs en une même semaine. J’ai attendu que Rodolphe grandisse pour voir à qui il pouvait ressembler. Tu comprendras en le voyant, il est un peu ton sosie, quand tu étais jeune.Je ne te ferai pas un long discours, encore moins de griefs. Je t’envoie quelques images pour que tu n’oublies pas. Ces photos te raconteront ma vie.
Accueille Rodolphe comme un maître doit accueillir un apprenti. Il le mérite. Il a hérité de nous, et surtout de toi, des dons exceptionnels pour la musique. Il sera un grand chef. Ton digne successeur.
Christa
Sur la première photo, Christa pose en soprano plantureuse, joli minois, lèvres finement dessinées en un cœur gourmand. Elle ne sourit pas, l’air décidé et sombre, un casque ailé en forme d’obus sur la tête et ses longs cheveux clairs qui flottent sur ses épaules guerrières. Elle chante Brunehilde. Bayreuth, 1932. Le temps de la gloire.
Furtwängler est ému. Il sourit presque en approchant le cliché de ses yeux. C’était le temps du bonheur. La vie était douce. Le bonheur, c’est toujours du malheur qui patiente. Il dirigeait Christa. Quelques mois plus tôt, on l’avait nommé directeur musical du festival. Christa avait été exceptionnelle. Elle était venue avec un petit garçon. Il l’avait installé au pupitre et il avait regardé la partition.
— Vous n’êtes pas à la bonne page.
Furtwängler s’essuie les yeux.
Sur le deuxième cliché, Christa et Rodolphe posent devant un piano. Le chef est stupéfait. Le fils de Christa ressemble au jeune garçon solitaire qu’il était, dans la maison de Tanneck, en Bavière.
Au dos du tirage, Christa a écrit :
Paris, en 1939. Nous habitions un bel immeuble, quartier du Montparnasse, au quatrième étage. Le soleil y entrait à flots. Rodolphe avait quatorze ans et un drôle d’air mélancolique, le même que toi. Tous les biens de notre famille sont restés à Berlin, saisis par l’administration allemande, mais j’avais un peu d’argent. Je chantais beaucoup en France. Je venais de décrocher des contrats au Metropolitan de New York et à Londres. La guerre est arrivée et tout s’est effondré.